ASSEZ VIVANT (carnet 1)

principe d’écriture de la page:
un texte qui évolue, recouvert par sa dernière version, la seule visible ; des liens internes avec les notes de travail de la page d’accueil, le désordre des notes, qui a une forme blog ; un système de commentaires localisés à l’intérieur du texte, pouvant aussi contenir des liens externes ; une circulation sur la page à partir de la liste des chapitres.

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Abstract:
ASSEZ VIVANT
Installation multimédia éphémère pour espace scénique
Le projet interroge le rapport aux automates et aux systèmes d’intelligence artificielle dans la manière dont ceux-ci sont présents dans la vie quotidienne.
La robotique, nichée au cœur des technologies de l’information, s’attache plus que jamais à la parole, au dialogue, aux émotions et aux relations affectives. Robots sociaux et bots de la vie en ligne caractérisent un moment robotique user-friendly. Quand le bot conversationnel ou le jouet dit robotique analyse le contenu d’une demande exprimée par une phrase écrite ou orale, il semble écouter puis répondre en ami intéressé ou en interlocuteur efficace.
Qu’est-ce qui est suffisant pour paraître assez vivant pour que nous cédions au désir d’y croire ?

ASSEZ VIVANT a la forme d’une installation déposée sur un espace scénique.
Celle-ci n’est pas conçue comme un espace immersif dans lequel le spectateur évolue mais comme une scène autour de laquelle aller et venir.
Bien que montré dans un théâtre, l’ensemble n’est pas pensé en terme de représentation théâtrale comme unité temporelle définie par un début et une fin ritualisés. L’activation-récit se déroule en boucle plusieurs heures continues.

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Table des matières
1- introduction
2- moment robotique
3- forme du projet
4- enjeux

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Introduction

Il s’agit de produire une oeuvre qui n’utilise pas des stratégies de détournement des technologies pour en dénoncer fonctionnements et idéologies ou pour proposer une poétique alternative à partir des mêmes outils. Pour cela, il y a la nécessité d’une recherche patiente autour de ces technologies.

 Moment robotique

Le projet interroge le rapport aux automates et aux systèmes d’intelligence artificielle dans la manière dont ceux-ci sont présents dans la vie quotidienne.
La robotique, nichée au cœur des technologies de l’information, s’attache plus que jamais à la parole, au dialogue, aux émotions, aux relations affectives. Robots sociaux et bots de la vie en ligne caractérisent notre moment robotique user-friendly qui associe l’innovation à la facilité d’usage et la convivialité.
C’est à partir des formes commerciales qui enracinent les fantasmes numériques que sera investigué le désir d’interagir avec l’inanimé.  Les objets de la vie domestique, de la culture des loisirs et les jouets des rayons de Noël des grands magasins sont les premiers matériaux de recherche.

L’équipement ménager qui a accompagné l’émergence de la société de consommation est  signifiant à cet égard. Les appareils à main ont été associés à de petits moteurs électriques pour produire des instruments pour la cuisine, pour l’entretien de la maison et enfin pour les soins de la personne. Destinées à simplifier la vie domestique et ne nécessitant aucune compétence technique de la part de l’utilisatrice (teur), les machines se sont déclinées dès 1960 sous le nom de « robots» – comme  les Robot-Marie, Robot-Jeannette, Robot-Marinette et Robot-Charlotte de la gamme Moulinex.
Aujourd’hui la convergence mécanique, électronique et informatique a largement dépassé la sphère de la maison pour transformer nos façons d’habiter la terre et les technologies de l’information rivalisent d’algorithmes – des robots-traders de la finance aux bots des moteurs de recherche, fils d’actualité, spams, sites de rencontres, de réservations jusqu’aux compressions formatant images et textes, tout ce qui fournit les données qui nourrissent les formes de l’intelligence artificielle.
C’est précisément la dimension subjective de nos relations avec les ordinateurs et leurs programmes de tâches automatisées qui est le point de départ de ce projet. 1Un article assez ancien et succint de Wikipedia sur les bots prend la peine de mentionner que “Le (ou les) programmeurs du bot ont bien conscience de l’absence de l’intelligence humaine pour leur bot, alors que les autres humains, comme les internautes, ne sont pas nécessairement dans ce cas”

Un agent est une entité informatique (programme) réactive, proactive et dotée de capacités sociales, capable d’agir de manière autonome dans son environnement.

Les tamagochi, créatures numériques sociables, ont fait leur apparition en 19962 se souvenir que  The Metaphysics of Virtual Reality de Michael Heim a été publié en1993 et que la première édition de  “Cyborgs and Symbionts: Living Together in the New World Order” de Donna Haraway est de 1995, produites  par Bandai, fabricant japonais de jouets.
“It is not a game. You’re looking after a space creature whose lifespan depends on how you care for it.” Tomio Motofu, Bandai Co., Japan

L’animal virtuel de quelques pixels était visible sur un écran vidéo miniature. Trois petits boutons permettaient d’interagir avec lui pour le nourrir,  le laver, le soigner et le choyer afin qu’il « vive » le plus longtemps possible.
“It is more than a toy, it is a learning device. It teaches people to be responsible.” Mary Woodworth, Bandai Co., U.S. Division
Pour beaucoup de Japonais(e)s, toutes générations confondues, la petite créature était unique et intrinsèque à son boîtier coloré. Quand elle « mourrait », le jeu ne pouvait pas recommencer en activant une nouvelle créature bien que ce soit le principe même de sa nature numérique. C’est ainsi qu’il y avait un cimetière de tamagochi pour enterrer la machine, légitimant l’idée qu’il est possible de pleurer un être du monde numérique.3Qui a peur du Tamagotchi ? études des usages d’un jouet virtuel,1999. L’article compare les attitudes japonaises, américaines et françaises

tamagochi app. android 203

Les déclinaisons sous forme d’applications pour smartphones et les récentes versions permettent de saisir certaines spécificités devenues implicites dans la production de jouets interactifs affectifs. Il est utile, pour cela, de comparer les Tamagochi avec Creatures, le programme de vie artificielle conçu par Steve Grand pour Millenium et distribué par Mindscape en 1996.

En 1998, les Furbies sont apparus comme réalisant le rêve d’un tamagochi sortant de son écran-capsule. Les Furbies seraient des extraterrestres, visiteurs d’un autre monde, venant sur terre pour connaître les humains. Ils demandent aux enfants de leur apprendre leur langue. Ils réclament de l’attention pour sembler communiquer. Chaque Furby est proposé dans l’illusion de la singularité de son caractère et de son comportement.
instruction manuel

 

Le Furby est une peluche, essentiellement une tête sur deux très courtes pattes. Il a d’abord deux yeux. Il fait face – à l’instar des emoji, des selfies, des algorithmes de reconnaissance de visages ou de la customisation des robots domestiques et des jouets robotiques à l’image de leur propriétaire.

En mettant en parallèle le Furby avec les enfants “envahisseurs” des deux versions cinématographiques du Village des Damnés, celle de Wolf Rilla (1960) et celle de John Carpenter (1995) dont les dates de sortie correspondent à la période des deux exemples précédents,

 

 

La visagéité a une histoire culturelle, qui ne se réduit pas à celle du portrait.
Avant de signifier « avoir en vue quelque chose qui doit arriver, se réaliser », le terme envisager était employé pour dire « regarder une personne au visage ». Il provenait de l’adjectif envisagié, « qui a un visage ».

Qu’est-ce qui fait visage ?
Dans un entretien avec Philippe Nemo, Emmanuel Levinas lui donne cette réponse: « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux.(…) La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. »

Le point de départ est une photographie issue de la collection personnelle de Mallarmé, prise comme scène primitive. Celle-ci est reproduite à l’identique échelle 1 (réalisation des têtes et des membres en plastiline)
C’est une image de Geneviève, encore petite enfant, saisie par l’appareil photo en 1866, à côté de l’Arlequin offert par son père, lequel prenait grand soin dans le choix des jouets qu’il offrait à ses enfants, comme aux objets et au mobilier dont il s’entourait.

genevieve-1866jpg

La scène peut être considérée comme présentant un degré zéro: les enfants insufflent eux-mêmes la vie à leurs poupées. C’est le « comme si », dont ils ne sont pas dupes. Chaque élément est questionné. Le regard de la petite fille, l’Arlequin inquiétant, la chaise de la salle à manger, le dispositif pour la photographie et la présence mallarméenne.
L’Arlequin est décliné sous d’autres formes, associé au Pinocchio des premières illustrations de Chiostri pour certaines manipulations. Il ne s’agit pas de créer un univers de poupées/pantins/robots qui additionnerait des formes éclectiques mais au contraire de privilégier les transformations « des objets déjà prêts » à partir de caractéristiques communes techniques et visuelles.
Il s’agit d’interpréter le maximum d’éléments de cette situation relationnelle d’un autre ordre du langage et de la techné, en regard de notre moment robotique actuel.

 




Katherine Hayles développe la notion de non-conscient cognitif pour penser l’intrication entre “les formes vivantes et les appareils technologiques”
“Le non-conscient cognitif s’applique à des processus situés en deçà du seuil de la conscience (pour les humains et les animaux) ou aux processus propres à des artefacts dépourvus de sensation (tels que les appareils techniques) …”
“Le sens toutefois, dans son acception humaine, n’a littéralement aucun sens pour le non-conscient cognitif, qui dans les appareils techniques se préoccupe uniquement de déceler et de traiter des signaux, de générer des résultats, d(interagir avec d’autres agents non-conscients et de s’adapter aux transformations de son environnement.”

Forme du projet

La relation à la scène théâtrale
La scène théâtrale et l’espace d’exposition fonctionnent sur des modes distincts. L’espace d’exposition est intrinsèquement balisé, délimité (cube blanc) et interrogé activement par les artistes depuis cette circonscription.
L’espace scénique moderne peut à son tour être défini, matériellement, par l’horizontalité d’un plateau. Les murs noirs se fondent dans l’obscurité. En ce sens, l’espace théâtral est « sans bords », l’imaginaire du créateur et du spectateur le remodèle à chaque instant.
Il s’agit d’inscrire le geste plastique dans l’espace consacré du théâtre, mais en l’absence de ses protagonistes habituels.
La « mise en scène » de l’installation joue comme une dramatisation supplémentaire, redéfinissant l’espace de circulation des regardeurs et les interactions possibles avec l’œuvre. Ce qui est proposé au public, c’est une expérience des potentialités de l’œuvre, dans l’espace ouvert du théâtre.
L’inscription du geste plastique sur scène soulève une série de questions qui déplacent la partition traditionnelle arts vivants / arts plastiques. Comment (dé)montrer sans représenter, au théâtre ? Comment mettre en jeu un corps sans incarner un personnage ? Comment interroger la textualité d’un point de vue plastique ?

ASSEZ VIVANT a la forme d’une installation déposée sur un espace scénique.
Par installation, il est entendu la mise en espace de différents modes de représentation et d’expression sollicitant le rôle du regardeur de manière dynamique.
Celle-ci n’est pas conçue comme un espace immersif dans lequel le spectateur évolue mais comme une scène autour de laquelle aller et venir.
Il s’agit d’une structure éphémère uniquement destinée à être placée sur un plateau vide offrant la verticalité à partir de son horizontalité, quelques heures le temps de son activation.
L’installation suppose une vision proche, une possible perte dans les détails d’objets singuliers nécessitant un regard et un temps individuel.C’est l’espace de l’ergasterion, cet atelier-boutique de ceux qui fabriquent et disposent ce qu’ils ont produit à la vue des passants.
Bien que montré dans un théâtre, l’ensemble n’est pas pensé en terme de représentation théâtrale comme unité temporelle définie par un début et une fin ritualisés. L’activation-récit se déroulera en boucle plusieurs heures continues.
Il s’agit d’interroger la notion de scène, dans une perspective héritée de la poésie et de la page pensée comme scène.
On peut évoquer à cet égard les travaux d’Acconci  sur le mouvement du langage  dans les limites de l’espace performatif clos de la page imprimée ou ceux qui placent le poème à l’intérieur d’autres registres d’activités jusqu’aux protocoles performatifs dans l’espace urbain du début des années 1970.
C’est ce théâtre mallarméen « inhérent  à l’esprit, quiconque d’un œil certain regarda la nature, le porte avec soi, résumé de types et d’accords », organiquement solidaire de la  vie intérieure, un théâtre mental, impossible au théâtre mais exigeant le théâtre.
La dimension spatiale du poème, définissant un lieu « hors lieu » a été mise en perspective par Jean-Marie Gleize dans son essai sur la poésie d’Anne-Marie Albiach . Il étudie la dimension scénique du poème, en même temps qu’il la re-situe au sein d’une critique de la représentation (et de la figuration poétique) agissant au cœur de sa poésie. De sorte que la scène devient, chez Anne-Marie Albiach , non plus le lieu d’une représentation mais l’espace d’une expérience de la littéralité. Une poésie « littérale » étant définie par Gleize comme celle qui « dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. »

Au regard de l’activation et de l’installation, le statut du texte est comparable à celui d’un livret d’opéra. Il joue ici le rôle d’un récit fondateur ou d’enquête.
L’écriture du texte articule les sources fondatrices du projet (dont Collodi) dans une perspective multilingue. Les fragments sont présentés, visuellement, dans leur langue d’origine. Le rapport à la langue est ici interrogé d’un point de vue littéral et matériel. La traduction du texte suppose de respecter ce rapport au multilinguisme et doit trouver sa forme originale.

Le temps de l’activation de l’installation, le texte n’est pas porté par une voix humaine, ni par un corps humain. Il est projeté sur les surfaces susceptibles de recevoir une projection. Des phrases sont également inscrites sur certains objets, en référence à la tradition consistant à orner les objets les plus quotidiens (mobilier, vaisselle, voire nourriture) de portions de textes. Dans une même logique, le texte est porté par les créatures numériques qui sont programmées pour le « parler » entre elles. Ce qui est ici interrogé, c’est la manière dont la textualité s’inscrit physiquement dans les objets et les anime. Le texte agit sur la temporalité de la pièce dont il compose en quelque sorte la trame sous-titre. La voix des créatures numériques agit comme une sorte de doublage, au sens où Serge Daney  l’entend lorsqu’il dit du doublage qu’il compose « une langue française qui n’a jamais été parlée nulle part au monde » et entretient avec le spectateur-auditeur une forme de relation de compagnonnage.

L’ensemble est coordonné par un montreur qui manipule à vue les divers pantins, associé à un projectionniste. Le montreur est une sorte de katsuben-zukai-Gepetto.
Dans le dispositif cinématographique japonais muet, le katsuben a la fonction d’un commentateur-traducteur des films occidentaux, intervenant et agissant sur le rythme de la projection selon la nécessité de ses interprétations. – zukai est le terme accolé aux différentes fonctions contrôlées par les manipulateurs des poupées du bunraku. On a coutume de le traduire par montreur. Gepetto est  l’artisan-marionnettiste qui tire chaque ficelle, bien que chacune de ses créatures semble pouvoir le déborder, lui échapper.
Ici, le montreur est celui qui, par ses gestes, fait avancer le poème-récit.
Qu’est-ce qui est suffisant pour paraître assez vivant pour que nous cédions au désir d’y croire ?Le montreur permet d’interroger le moment où nous cédons à l’illusion, à l’adhésion mimétique.
Pour cela, il dispose d’un ensemble de pantins activables en partie. Certaines figures sont hybrides, réemployant des mécanismes ou capteurs empruntés aux figures robotiques du rayon jouet des grands magasins. Le croisement entre les objets à manipuler et les créatures numériques plus ou moins revisitées est organisé en suivant la partition du texte.

Un spectateur ne pourra pas tout voir. C’est un peu comme s’il lui était demandé d’ajuster à la fois un télescope et un microscope. Il y a la vision de près des éléments plastiques de l’installation et il y a la vision de loin qui révèle le montage des micro-scènes. Il y a les gestes du montreur et le texte qui suit son cours. Celui-ci est corrélé aux activités du montreur par le projectionniste qui utilise plusieurs pico-projecteurs assurant une mobilité à la projection, qui apparaît ici ou là associée à des micro-scènes. Il n’y a pas d’écran en tant que tel. Le projectionniste juxtapose plus ou moins furtivement ces gestes des uns et des autres à ceux du montreur.
Il s’agit d’activation plutôt que de performance.
Ce sont les méthodes issues du happening et de la performance qui sont interpelées, quelquefois évoquées comme un clin d’oeil. C’est précisément  l’installation qui « travaille » grâce à l’espace scénique.