La matriochka a un visage parfaitement rond, de grands yeux, des joues roses et une petite bouche rouge. Son corps ressemble à un oeuf de Pâques, avec un rétrécissement au niveau du visage, formant cou et épaules. C’est un corps qui s’ouvre horizontalement en deux parties. Surgit alors une autre poupée identique et de celle-ci une autre, une autre encore et ainsi de suite jusqu’à la plus petite qui est d’un seul morceau. Chacune d’elles est une variation de celle qui suit.
Le jeu consiste à les démonter et à les remonter, de la plus grande à la plus petite, en faisant coïncider parfaitement les motifs de la partie inférieure avec ceux de la partie supérieure.
Il me semble, pour l’avoir souvent remarqué, que les enfants comprennent que les matriochkas ne sont pas exactement des jouets.
Le principe d’emboîtement, analogue à celui des tonneaux gigognes, est dépassé à cause de la représentation, celle d’une figure maternelle. Ainsi la plus grande matriochka engendre une sage lignée de filles qui engendrent. Toutefois, elle est singulière car elle englobe toutes les autres sans être jamais englobée. Elle les configure par sa taille et les motifs de son apparence. On connaît la déclinaison au premier coup d’oeil. La deuxième poupée est englobée et englobante, ainsi que celles qui suivent jusqu’à la dernière. Celle-ci ne s’ouvre pas, elle semble être faite d’un bloc qui la délimite. La plus petite matriochka n’est pas englobante, elle n’est qu’englobée.
Sur le plan mathématique, le principe de construction des matriochkas est une fonction récursive. En effet, est récursif ce qui peut être répété indéfiniment en appliquant la même règle.
La récursivité est utilisée dans presque tous les langages de programmation. C’est elle qui crée les automatismes. On trouve en ligne de petits jeux initiant à la programmation qui mettent en scène la récursion. Dans le genre, Cargo-Bot est très bien. Cargo-Bot a inspiré une version IRL dans le cadre de “l’informatique débranchée“, ou informatique sans ordinateur dans l’enseignement général dès le primaire pour ” comprendre et maîtriser la véritable mutation sociétale induite par la dématérialisation de l’information, la mise en réseau des connaissances et l’augmentation massive de la puissance de calcul disponible ; cela exige des capacités de traitement et d’analyse conceptuelle de l’information qui ne se font pas sans une bonne familiarité avec ce que l’on appelle, dans certains cercles, la pensée informatique.” (1)
Deux remarques à ce propos :
Computing without Computers a été un des axes de réflexion dans l’art de l’après-guerre en Angleterre, dès l’Independent Group (2). L’exposition en 1956 This Is Tomorrow à la WhiteChapel à Londres en est l’une des manifestations. C’est-à-dire que la question de l’art et des technologies numériques de ce moment se débattait à l’intérieur du champ de l’art du XXème siècle, sans pas de côté vers ce qui est devenu distinct comme art numérique. En ce sens, ce que Gene Mac Hugh a nommé art Post-Internet en 2009 correspond au moment web 2.0 et à la génération Flash. Je préfère employer le terme After Internet, qui porte l’ambiguité dans la traduction française entre d’après et après internet, renforçant l’histoire critique du double jeu entre IRL/URL des réseaux sociaux et des bots conversationnels.
Seconde remarque du côté des sciences humaines : Edgar Morin a développé sa théorie de la complexité pour une part, à partir de la récursion. Celle-ci lui permet de mettre en place une logique qui articule ensemble ce qui est séparé. C’est ainsi qu’il ré-organise dans un système de boucles, des relations jusque là disjointes (sujet/objet, organisation/système, dépendance/autonomie, ouverture/fermeture , etc …) . Ces termes se fondent en se co-produisant l’un l’autre – l’antagonisme est relativisé en étant intégré à une complémentarité plus forte. Dans le même registre, les liens entre structuralisme et cybernétique ont été interprétés diversement. Ronan Le Roux, par exemple, en fait une recension nécessaire et développe la réception et l’usage de la cybernétique chez Levi-Strauss et Lacan (3). Mathieu Triclot (4) évoquait lors du séminaire Post-Digital (5) en cours comment aujourd’hui, il opèrerait pour revenir et poursuivre sa thèse sur la notion d’information depuis cet inconscient cybernétique. (voir)
Dans le déroulé d’Assez vivant, j’aimerais manifester ces brouillages entre la vie en ligne et la vie réelle dans ce qu’ils ont de subreptices.
Pour différencier boucles de récursivité et emboîtements, nous avons défini perles, oiseaux, pantins, oeufs, coquilles et banquises comme éléments de base à manipuler.
Des matriochkas aux “oeufs à la poule”, il n’y a qu’un pas. Le premier œuf de Fabergé est une réplique réaliste d’une véritable coquille. Il est en or émaillé de blanc. A l’intérieur se trouve le jaune qui contient une poule, tous deux en or. En actionnant un mécanisme proche de la queue, la poule s’ouvre, contenant une miniature de la couronne impériale en diamant et un petit pendentif en rubis, qui ont disparu.
1 – Enseigner et apprendre les sciences informatiques à l’école, Interstices, Roberto di Cosmo
2 – Paul Brown, Charlie Gere, Nicholas Lambert, Catherine Mason, White Heat Cold Logic, British Computer Art 1960-1980, MIT Press, 2008
3 – Ronan Leroux, Structuralisme(s) et cybernétique(s), Lévi-Strauss, Lacan et les mathématiciens, disponible en ligne (pdf)
4 – Mathieu Triclot, Le moment cybernétique, la constitution de la notion d’information, Champ Vallon, 2008
5 – séminaire ENS 2017-2018 portant sur “l’imagination artificielle” sous la direction de Béatrice Joyeux-Prunel avec Grégory Chatonsky et Alexandre Cadain.