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Pinocchio et l’oeuf

Pinocchio a faim – beaucoup et souvent. Car la nourriture est trompeuse ou illusionniste.
On pourrait lire l’organisation du conte uniquement autour de la faim, autant celle de Pinocchio que celle de nombreux protagonistes de la narration.

Le trompe-l’oeil
Au chapitre 3, celui de la naissance de Pinocchio, le logis de Geppetto est présenté à la fois pauvre et fantastique.
“Geppetto habitait une petite pièce au rez-de-chaussée, où la lumière n’entrait que par une soupente. Le mobilier était on ne peut plus simple: une méchante chaise, un lit assez mauvais et une petite table tout abîmée. Au fond de la pièce, on voyait un feu allumé dans une cheminée; mais le feu était peint, et à côté du feu, était dessinée une marmite qui bouillait joyeusement et dont sortait un nuage de fumée, qui semblait de la vraie fumée.”

La coquille
Au chapitre 5, celui où Pinocchio endure fortement la faim, la marionnette se laisse d’abord berner par la marmite peinte, qui se moque de lui. Puis il découvre un oeuf en fouillant dans les affaires de Geppetto.
” Mais voilà qu’il lui sembla voir, dans un tas de poussière, quelque chose de rond et de blanc, comme un oeuf de poule. Il se jeta dessus d’un seul bond. C’était bien un oeuf.
La joie de la marionnette fut indescriptible. Croyant rêver, il tournait et retournait cet oeuf dans ses mains, le caressait et l’embrassait tout en disant:
Et maintenant, comment vais-je le cuire ? en omelette ? A la coque ? Sur le plat, ce ne serait pas plus savoureux ?  Oui, et c’est encore le moyen le plus rapide, j’ai trop envie de la manger.
Sitôt dit, sitôt fait: il mit un poêlon sur un brasero aux cendres chaudes et versa, faute d’huile ou de beurre, un peu d’eau. Quand l’eau commença à bouillir, tac ! … elle fit éclater la coquille qui laissa s’échapper ce qu’il y avait à l’intérieur.
Or au lieu du blanc et du jaune de l’oeuf, sortit un petit poussin tout content et très poli, qui, après une belle révérence, dit:
Merci mille fois, Monsieur Pinocchio, de m’avoir éparné la fatigue de rompre moi-même ma coquille. Portez-vous bien et bonjour chez vous !
Puis il étendit ses ailes et, passant par la fenêtre restée ouverte, s’envola et disparut à l’horizon.
La pauvre marionnette en resta paralysée, les yeux fixes, la bouche ouverte, la coquille cassée dans la main. Le choc passé, il se mit à pleurer, à crier, à taper des pieds par terre de désespoir (…).

Plâtre et farine
Au chapitre 29, celui où Pinocchio retrouve la Fée, il est une nourriture affamée.
” Sur le plateau, il y avait du pain, un poulet rôti et quatre abricots bien mûrs.
– Voici le repas que vous envoie la Fée.
La vue de ce festin consola la marionnette de tous ses malheurs.
Mais son désappointement n’en fut que plus grand quand il commença à manger car le pain était en plâtre, le poulet en carton et les abricots en albâtre peint.
Il était sur le point de s’effondrer en larmes, de s’abandonner au désespoir, d’envoyer valser plateau et nourriture factice mais – fut-ce parce que sa peine était profonde ou parce que son estomac était vide ? – il ne fit que s’évanouir.”

Les trois rubriques trompe-l’oeil, coquille, plâtre et farine condensent la complexité de l’illusionnisme permanent dans lequel évolue la marionnette.
Je les ai nommées ainsi pour définir les différents types de représentations utilisés pour le déploiement du texte de Marie de Quatrebarbes, lequel connaît manifestement et subrepticement celui de Collodi (entre autres).
A cause du titre de cette note dont je me suis un peu éloignée, j’évoquerai d’abord le fonctionnement du tissu magique – un dessin au trait animé projeté au moment ad hoc sur une paroi d’une micro-scène. C’est le seul usage du mode animation d’un dessin au trait, noir sur fond blanc.
Le tissu magique, coquille souple, se déplace au gré du vent. Il transforme l’objet sur lequel il est déposé par celui, celle qui a attrapé ou trouvé l’étoffe volante. Quelques images-clés du passage avec oeufs et poussins, destiné à s’associer aussi avec le fait que furbies et creatures sont oiseaux et oeufs, que tamago (chi) signifie oeuf …

Penser aussi aux Compact Objects de Nakashimi Natsuyuki – en résine transparente de la taille et de la forme d’un oeuf d’autruche, renfermant des objets de consommation divers. 

compact object

performance Hi Red Collectif

La performance a eu lieu dans une rame de la Yamanote à Tokyo le 18 octobre 1962 (Hi Red Center collectif). Dans le train, le visage recouvert de blanc, celui-ci faisait semblant de lire ou inspectait l’intérieur des oeufs. Ceux-ci étaient suspendus aux poignées autour de lui.

Un lien rapide vers les Compact Objects en astrophysique:
https://astronomy.fas.harvard.edu/compact-objects

fabrication de Geneviève et son Arlequin/Polichinelle _ 2

J’associe la photographie de Geneviève et son Polichinelle à la temporalité mallarméenne de la tapisserie, de la tenture, du rideau.
Chez Mallarmé, le temps s’accumule dans le tissu. Par exemple, dans Igitur: “j’ai épaissi les rideaux …, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies …”, “le temps est résolu en des tentures …”
Mais la tapisserie, c’est en même temps le lieu de l’usure, du fané des couleurs et des formes dont les contours disparaissent. Parlant de Polonius (Hamlet), Mallarmé l’évoque comme “figure découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir.”
ou dans Planches, “les tentures, vieillies en la raréfaction locale; pour que leurs hôtes déteints avant d’y devenir les trous …”
Je veux dire que la photographie elle-même est un objet à demi dérobé, que l’image enfouie au moment de la prise de vue se réveille dans les figures à ranimer. Fabriquer les personnages de cette scène, c’est produire une image parallèle au sens où Manganelli (1) a fait de Pinocchio le commentateur d’un livre parallèle à celui de Collodi. Je pense aussi à ce livre subtil de Dominique Meens, le Glossaire des oiseaux grecs, qui annote, commente D’Arcy Thompson de l’intérieur, poésie dans le volume de l’écrit.

Je me souviens des essais pour une version très ironique du Rêve du ciel spécialement pour une galerie tokyoïte, entre scène originaire et scène conclusive.

rêve du ciel version M.H

Le rêve du ciel, version cheminée, 1999

 

 

 

 

 

 

rêve du ciel version M.H détail fabrication

le rêve du ciel, version cheminée, détail, 1999

Le propos est bien différent mais certains détails quant à la fabrication présentent des similitudes – des questions de littéralité dans le mode de représentation.

Je n’ai pas pour habitude de montrer les choses avant leur achèvement final et je me retrouve très perplexe dans cette extimité de la fabrication, étant donné que je n’ai jamais cédé dans ces carnets à un mode explicatif.

1 – Giorgio Manganelli, Pinocchio, un livre parallèle, Christian Bourgois, 1997
2 – Dominique Meens, Un glossaire d’oiseaux grecs, José Corti, 2013

micro-scènes _ 1

J’emploie le terme micro-scènes pour définir les espaces scéniques à échelle réduite qui sont un des formats utilisés pour Assez vivant. La question n’est pas la miniaturisation en tant que telle mais celle de la réduction d’échelle qui permet de réfléchir autrement la notion de scène.
De fait, je veux considérer ce qui est entendu par playset, qui associe une scénographie et des objets destinés à fonctionner avec celle-ci.
J’ai commencé à évoquer cette question avec l’idée de “tables sur tables”.

La forme “maison de poupée”
Les maisons de poupée sont apparues au XVIIème dans l’Europe du Nord, en Allemagne et aux Pays-Bas. Elles correspondent par le luxe des objets miniatures qui les remplissaient à cet “âge d’or ” des natures mortes de la peinture hollandaise, associées à la classe sociale et au statut de leurs propriétaires. Elles font partie de l’histoire visuelle, s’apparentant au cabinet de curiosités du collectionneur avant d’appartenir au monde des jouets.


Détail de la maison de poupée de Petronella Oortman

Ces maisons de poupée se présentent comme la réduction d’une maison dont une des faces a été retirée. La façade arrière est remplacée par des portes vitrées qui s’ouvrent pour exposer  des espaces intérieurs et constater l’opulence des détails des objets et du mobilier. L’ensemble de cette sorte de boîte repose sur des pieds et forme une vitrine.
Au 18ème siècle, en Angleterre, la tendance des maisons de poupée est de montrer la réplique exacte de la maison de la famille, enracinant l’éducation des jeunes filles dans le rôle de bonne maîtresse de maison à partir de cette modélisation.
Les mutations autour de la conception de l’enfance et la révolution industrielle ont conduit à la production de masse de jouets dont des maisons de poupée avec personnages et mobilier pour les accompagner.
Dans tous les cas, la maison de poupée est une représentation d’un monde en réduction qui donne le contrôle à celui qui en dispose – disponere, mettre en ordre, mettre en place, arranger, ordonner. Quand la maison de poupée est un jouet, elle ne propose pas une identification à un des personnages éventuels mais l’élaboration d’une mise en scène, une organisation à partir d’une structure statique en vue du déroulement d’actions et d’évènements.
Formellement, il y a deux types avec variations:  le modèle type vitrine ouvert à l’arrière et celui qui conserve une façade montée sur des gonds qui s’ouvre en deux pour accéder à l’intérieur. Ces deux genres présentent des différences supplémentaires selon la présence ou non d’un support fixe d’une hauteur variable.

Quelques notes à partir de l’évolution d’un des jouets-phares du fabricant de jouets américain Fisher-Price:
Quelles sont les conséquences des détails des objets qui composent ce play set ainsi que celles de leur évolution depuis la première version du jouet jusqu’à la fin des années 90 ? il va de soi que je pose cette question parce que c’est pendant cette période que sont apparus jeux video et jeux de vie artificielle qu’il faut examiner de près pour faire face à notre moment robotique actuel dans les rayons jouets (et au delà). Comment les uns et les autres se sont mutuellement influencés ? Un tel regard sur ce jouet a pour but de fournir des éléments pour comprendre comment cela se passe entre play set et screen play ?

La première ferme Fisher Price date de 1968. C’est une boîte qui s’ouvre en révélant un décor qui tapisse les parois intérieures.  Ce procédé rappelle celui des maisons de poupée qui n’appartenaient pas au registre du jouet. Celles-ci empilent et juxtaposent plusieurs boîtes aux décors différenciés.
1) Le rapport intérieur/extérieur des parois de la boîte-bâtiment de ferme:
Les parois sont opaques. Elles sont recouvertes d’images détaillées aux couleurs vives (lithographies adhésives résistantes à l’eau).
Le registre de représentation est au moins double. Les portes sont en bois clair, les murs sont en pierre. Par contre, un hibou est présent dans une ouverture à sa taille, niché sur le pignon à l’assemblage de planches et de poutres clairement dessinée. Un chat est sur le pas de la porte. Les deux animaux appartiennent au décor, autant que le balai, l’arrosoir et les fleurs, comme dans une illustration. Ils sont immuables, bien que par nature, seulement là, ainsi de temps en temps.
Il y a là quelque chose comme les enfants qui se donnent à eux-mêmes un spectacle de marionnettes. En quelque sorte, les animaux ne sont présents au jeu que s’ils sont convoqués.

Chaque côté de la mallette-ferme propose une atmosphère et contribue à la faculté de l’objet à reproduire à échelle réduite une “vraie ferme”. (1)
Une illustration n’est pas une nature-morte.
(…) Il s’agit de devenir humble pour les choses humbles, petit pour les petites choses, subtil pour les choses subtiles, de les accueillir toutes sans omission ni dédain, d’entrer familièrement dans leur intimité, affectueusement dans leur manière d’être: c’est affaire de sympathie, de curiosité attentive et de patience. Désormais le génie consistera à ne rien préjuger, à ne pas savoir ce qu’on sait, à se laisser surprendre par son modèle, à ne demander qu’à lui comment il veut qu’on le représente.” écrivait Fromentin à propos de la peinture hollandaise.

Une simultanéité est donnée par la correspondance recto-verso des images de chaque paroi.

C’est une situation qui est représentée. L’enfant et la vache regardent un extérieur. Ce qu’ils voient est inconnu côté intérieur de la boîte. Et vice versa, ce qui peut se dérouler devant les deux “spectateurs” aux fenêtres existe simultanément avec ce qui peut arriver à l’intérieur, invisible depuis cet extérieur.

Les détails des images incitent à un regard de près, donnant une échelle de vue à la micro-scène.

 

2) Le rapport au sol de la boîte-bâtiment de ferme

  

   

 

 

Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme (…). H.Michaux

1 –  L’objet de ces notes n’est pas de se pencher sur la traduction de l’idée de ferme dans le contexte de la production du jouet pour petits citadins.

des tables ou non

J’aime les tables – ce n’est pas un argument pour décider de leur présence sur la scène d’assez vivant.
Je les différencie fortement, je les utilise fixes, mobiles et pliables. Les quatre côtés ou la circonférence permettent de situer corps, activité dans l’espace de travail. Ce que l’on perçoit de ce qui se trouve derrière, autour de soi accompagne les occupations menées sur la table, plus ou moins dans un insu. Qu’est-ce que le devant-soi induit par la table ?
Il est clair qu’à considérer les pratiques de personnes plus ou moins proches, ce devant-soi ne suppose pas le même type d’engagement. Comment, individuellement, est-ce lié à l’imaginaire ou au symbolique en relation ou non avec l’activité ?
Dans de nombreuses situations de résidence pour des projets in situ, Je me suis souvent retrouvée dans des conditions de travail sans table, pour des raisons très différentes.
Dans la pratique, cela se résout par un plan suffisamment solide et lisse, posé sur deux supports de même hauteur.
Doit-on pour autant en conclure que la table est une forme manifeste de tectonique, structure portante (dont le remplissage constituerait les parois d’un habitacle – les enfants le font-ils encore?) ou manière de porter un plafond comme une dalle flottante ?

tables1

extrait notes Giotto

Je résume là, de manière lapidaire, les théories constructives de G.Semper et de K.Frampton sur lesquelles je reviens très souvent parce que tous deux ont déplacé, à leur manière et dans des contextes différents, la dualité structure/ornement en termes d’ontologie et de représentation. Frampton a adapté aux modernes l’idée d’une tectonique idéale, de la cabane de bois primitive du bon sauvage aux édifices de pierre dont les ornements s’organisent selon les ordres classiques. Quant à Semper, il a donné une place singulière à la tectonique pour penser l’architecture à partir d’éléments constitutifs s’enracinant dans le tissage – le noeud, le tressage et tout type de technique s’assimilant à celles du tisserand quelque soit le matériau. La tectonique a pour domaine le plafond, le revêtement manifeste la visibilité des surfaces porteuses. C’est la fameuse étude de la hutte caribéenne du chapitre 5 des quatre éléments d’architecture.

Caribbean Hut

La table-cabinet que fit Semper pour le prince Albert, après ses expériences décisives pendant l’exposition universelle du Crystal Palace (1851),  et qui se trouve aujourd’hui au V&A Museum se veut être un meuble synthèse. L’objet rassemble les quatre types de classifications que Semper imaginait pour un musée à venir à partir des conclusions qu’il avait tirées du Crystal Palace et du catalogue de l’ensemble des artefacts de la grande exposition qu’il avait produit. Le terme cabinet relie l’architecture de fer et de verre rassemblant les productions du monde entier, a giant magical glass cabinet, à cette pièce de mobilier opaque condensant à l’excès un patchwork de styles de toute époque et provenance. Juchée sur ses quatre pattes de lion empruntées à Pompéi, la table a l’allure d’un animal monstrueux dont chaque partie, chaque détail renferme, comme tapie et prête à se dérouler,  une histoire naturelle de l’ornement.

CT1164.tif

J’ai toujours été très attristée par cet objet irregardable. Comment une personne qui a cherché, sans relâche, à penser l’architecture, la demeure, le foyer, en s’attachant à chaque détail de tout ce qui les orne, s’applique-t-elle à inverser son processus mental pour produire par une accumulation de fragments scrupuleusement choisis quelque chose qu’on ne saurait voir ?
Ironie d’un objet faisant semblant de satisfaire l’éclectisme de son temps en redoublant de savoir-faire par une science de l’art ? Obscénité de l’húbris du connaisseur ? Folie florentine par passion pour l’aventure inventive des humains ? Post-modernité engendrée à rebours par un homme qui a perçu, à la faveur de l’exposition universelle de 1851, les risques d’une modernité associée au consumérisme en marche ?
Quelque chose toutefois qui pourrait rejoindre le mode déceptif propre à la situation actuelle d’une certaine production allusive et auto-référentielle participant au champ de l’art contemporain, y compris dans son absorption de l’interdisciplinarité. La différence évidente entre l’agglutination de Semper et ce fabricationnisme tient au rétrécissement des sources utilisées, sans parler de leurs reprises sans surprise.
Un texte court de Graham Harman, The third Table, paru dans les 100 Notes de dOCUMENTA (13) permet de poursuivre dans cette voie. Le point de départ en est la parabole des deux tables d’Arthur Eddington, telle qu’il l’a proposée pour son introduction aux Gifford Lectures à Edimbourg en1927. La première table est celle de la vie quotidienne, que l’on voit, que l’on touche. La seconde table est celle de la physique moderne, faite de vide et de particules circulant à grande vitesse. G.Harman associe le principe de l’écart des deux tables d’Eddington à celui des deux cultures décrit par Charles Snow  en 1959. Le scientifique réduit la table à un flux de charges électriques invisibles à l’oeil nu. L’humaniste la ramène aux conséquences sur les individus et les objets.
Harman localise une troisième table (et c’est la seule table réelle, dit-il)  dans un espace entre les deux précédentes, une table qui ne peut être vérifiée ni par la science ni par des effets tangibles dans la sphère humaine. Cette troisième table nécessite une troisième culture, complètement nouvelle, qui serait “peut-être la culture des arts”. Effet de séduction garanti sur le public des conférences de dOCUMENTA (13). Miroitement de la suggestion. Position de formuler plus que position de penser.
L’écriture de cette trentaine de pages est de nature allusive –  ad ludere, jouer avec. Mais de quel jeu s’agit-il ?
En l’état, pas le jeu mallarméen, bien que les ingrédients semblent réunis.
Je me propose de revenir, au cours de ce mois, sur un certain nombre de ces termes qui m’importent, disséminés, comme si cela allait de soi, dans les quatre extraits suivants.
On y retrouve les problématiques de la table-cabinet de Semper mais aussi celles induites par la méthode de travail que j’ai engagée avec la dame de chez Wepler.

“The real is something that cannot be known, only loved. This does not mean that access to the table is impossible, only that is must be indirect (…)”

“The world is filled primarily not with electrons or human praxis, but with ghostly objects withdrawing from all human and inhuman access, accessible only by allusion and seducing us by means of allure.”

“Quite obviously, artists do not provide a theory of physical reality, and Eddington’s second table is the last thing they seek. But on the other hand they also do not seek the first table, as if the arts merely replicated the objects of everyday life or sought to create effects on us. Instead, there is the attempt to establish objects deeper than the features through which they are announced, or allude to objects that cannot be present.”

“For centuries, philosophy has aspired to the conditions of a rigorous science, allying itself at various times with mathematics or descriptive psychology. Yet what if the counter-project of the next four centuries were to turn philosophy into art ? We would have “Philosophy as Vigorous Art” rather than Husserl’s “Philosophy as Rigorous Science”. In being transformed from a science into an art, philosophy regains its original character of Eros. In some ways this erotic model is the basic aspiration of object-oriented philosophy: the only way, in the present philosophical climate, to do justice to the love of wisdom that makes no claim to be an actual wisdom.”

 

gorgoneion et envisionnement

Le corpus des arts figuratifs grecs à partir de la formation du gorgoneion rend possible un changement radical:  revisiter point de vue et perspective par l’envisionnement.
[Pas de hasard – V.Hugo en créant 
Gilliatt (Les Travailleurs de la mer)  lui donne pour logis une maison “visionnée”. ” A maison visionnée habitant visionnaire”, Gilliatt était l’homme du songe + la scène du retournement de la jeune fille qui trace nom de Gilliatt dans la neige (à développer)]

Comment aujourd’hui penser les images en ne prenant pas l’intermédiaire des outils optiques comme “naturel”, en réfléchissant à celles qui sont, par là, définitivement accolées à ce que nous ne voyons pas ?  C’est-à-dire comment tenir absolument compte des dispositifs de prise de vue à l’oeuvre dans la constitution même de ce qui est représenté ?
J.L.Godard avec Adieu au langage ouvre une piste  de cet ordre en investiguant radicalement le 3D stéréoscopique. Se souvenir de Jonathan Crary qui fait remarquer que de tous les dispositifs de captation/restitution d’images, le stéréoscope est le seul à véritablement proposer une image “virtuelle”. La relation 2D/3D (hors réalité augmentée) est très balbutiante au niveau de ce qu’elle transforme – le simple fait qu’un fichier s’imprime en trois dimensions et comment on pourrait aller vers d’autres pistes que les usages même les plus évolués en ingénierie, à savoir ce que ça change optimentalement. 
La Lytro, par exemple, est un appareil-logiciel qui saisit en la traitant non plus l’image réelle formée dans un plan où elle est principalement nette, mais une globalité lumineuse chargée d’informations aptes à restituer l’image volumique sans rapport avec celle de l’optique classique. Par ailleurs, qu’est-ce que va faire le deep learning aux prises de vue et à la conception des images ?

L’image montée en épingle est détestable. L’image pour l’image est détestable. L’image de parti-pris est détestable. (P.Reverdy in Le gant de crin).

Runge_title
F.Ferdinand Runge,The formative tendency of substances illustrated by autonomously developed images,1846

le regard de face _ 3

En forme de récit rapide, que devient la tête de Gorgo ?
Après la décapitation, Persée s’enfuit avec son trophée. Dans son périple, ici et là, il se sert de la tête pour pétrifier ses adversaires selon les trois modes évoqués précédemment.
Il l’aurait ensuite offerte à Athéna, à l’origine de ce qu’est Gorgo et de l’aide apportée à Persée. La déesse la fixe sur son bouclier avec l’aide d’Héphaistos .
Perséphone en aurait aussi disposé pour protéger l’entrée des Enfers de l’intrusion des vivants (Ulysse évoque sa crainte de la rencontrer quand il brave l’interdit pour questionner Tiresias, celui qui par sa double métamorphose, “connaît la vérité sur le sexe” ).
Ce sont deux versions différentes, sans relation explicite.

Le gorgoneion est l’image du visage circulaire de Gorgo, analogue à son reflet. En plus des boucliers des héros et des guerriers, il se déploie partout, sur tous les types d’objets et éléments d’architecture.  Le motif disséminé permet une familiarité avec la mort qui ne peut se regarder en face.
Il est aussi rapporté que Persée, participant au lancer de disque pendant des jeux funèbres, tue involontairement Acrisios, son grand-père maternel, réalisant la prédiction de l’oracle.
Le disque, diskos, n’est pas seulement l’objet du discobole. Il ressemble à la pierre avec laquelle on écrase les grains – l’Odyssée parle de la farine “assassinée” par la meule.
“C’est un objet inquiétant, puisqu’ il arrive parfois que des individus se trouvent sur son trajet et se fassent tuer.”  Le disque possède la mobilité des premiers xoana, contrôlable et indocile.
“A l’égal de créer: la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut.” Mallarmé in La Musique et les Lettres, t.2, p.68
Les textes utilisent l’aoriste, l’indéfini quand il s’agit de métamorphoses.
“L’aoriste constate un fait dont la durée n’a pas d’intérêt aux yeux du sujet parlant” J.Humbert
Pas de durée, le temps d’un clin d’oeil, non-visible aux yeux humains, insaisissable.
Ces images ne sont pas nécessairement la représentation de la narration.  La circulation entre elles, les objets peints et les sculptures forme cette constellation du ciel métaphorique mallarméen.
J’imagine à partir de la Dame de chez Wepler une sorte de dramaturgie du miroitement entre le regard et la vision, concret et abstrait.

le regard de face _ 1

C’est la représentation frontale des yeux avec leur pupille qui donne une facialité aux robots- jouets et créatures virtuelles des enfants. Cela fait suffisamment visage pour s’adresser à des objets qui deviennent “personnage”.
Association avec les vases-visages-têtes et les coupes à yeux, motif très courant dans la céramique attique.

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Ce sont des récipients larges, à l’échelle du prosopon. Quand le buveur plonge son visage dans la coupe, son regard est à la fois occulté et redoublé aux yeux de ceux qui l’entourent.

buveur seul

Les yeux des coupes sont immenses, grand ouverts. Ils sont séparés par des éléments très divers, du simple nez à des personnages donnant lieu à d’incroyables inventions plastiques.
La pupille est aussi un lieu d’images.

Il y a un très grand nombre d’études sur les coupes à yeux avec des questions qui courent toujours, en prenant le risque des anachronismes que s’autorise la recherche en art (celle-ci est très redevable aux travaux d’érudition que leur “folie florentine” distingue de productions académiques).
Quelques notes de lecture (F.Frontisi-Ducroux, Du masque au visage) :
Aristote différencie la tête et le visage pour l’homme, car seul à se tenir droit, il peut regarder et parler de face. (Histoire des animaux, I, 8; 491b). Il utilise le terme prosopon pour désigner la partie comprise entre la tête et le cou, qui voit en avant (vient du radical ops “oeil, visage”; pros– indique une position dans l’espace, il signifie devant par rapport aux yeux d’un sujet qui regarde). ethos est le terme qu’il emploie pour signifier le personnage (caractère).
“Il est donc raisonnable de minimiser le rôle conféré traditionnellement au masque dans l’aventure sémantique du prosopon. En revanche, le prosopon équivaut très tôt à l’individu. Le visage est considéré comme ce qui identifie chaque être, le fait reconnaître dans sa particularité. Il est le lieu où se manifestent les pensées, les sentiments, les intentions, les désirs, les passions, où se donne à voir cette mobilité qui fait la vie. A travers la relative stabilité des traits de chacun s’opère un rassemblement de cette diversité intérieure, de cette pluralité de forces et de pulsions par quoi se définit l’homme grec, surtout à l’époque archaïque. Le passage, dans les textes homériques, du pluriel prosopa au singulier prosopon témoigne de cette unification. Et surtout le prosopon, “offert aux yeux d’autrui” est le medium indispensable à la projection vers l’autre, vers le groupe social, où s’expérimente le moi et se développe la personnalité.” p.120
“C’est donc bien dans son parallélisme avec le logos que le prosopon devient à la fois personnage agissant, c’est-à-dire parlant tout en montrant son visage, et personne verbale. Il est possible de suivre dans ses modifications la relation des deux termes de ce couple que forment le visage et la parole. Chez Platon comme chez les orateurs, leur parallélisme est constamment affirmé. Le philosophe joue de l’homologie des visages comme de celles des noms, et souligne la symétrie de ces deux modes de ressemblance. Le vis-à-vis, la réciprocité des regards préparent et accompagnent le dialogue socratique et l’échange verbal. Situation que résume le jeu sur les mots prosopon et prosrhésis, qui disent, l’un le voir en face et le visage, l’autre la dénomination et le dire en face: l’interpellation.” p.124
Ce sont les analyses iconographiques des vases et coupes sur la place des représentations frontales parmi les figures de profil et de trois-quart qui relancent les investigations sur le prosopon.
La figure qui n’a pas le droit au terme prosopon est Gorgo. C’est une tête coupée (kephalè) dont la face n’a pas droit au nom de visage. Toutefois, cette “antiface” est toujours présentée frontalement, obligeant à la confrontation avec ses yeux écarquillés. La représentation est une surface plate, sans profil, sans volume.
” La frontalité réglementaire de la Gorgone est une exception dans la peinture céramique attique qui présente régulièrement les visages de profil, s’entre-regardant ou refusant de se voir, selon que ces profils sont convergents ou divergents, dans l’espace de l’image.” p.135
Le visage détourné, l’apostrophè, est d’abord celui de Persée.
Le peintre de Pan a choisi de représenter Persée seul. Le visage détourné, dans le sens inverse à sa marche, il tient tout contre lui la tête de Gorgo en forme de disque faisant face à celui qui regarde la scène.
L’apostrophè désigne le détournement, la volte-face, le mouvement vers une nouvelle direction. Le terme sert aussi comme interpellation linguistique pour les orateurs, le récit épique, figure de style de la réthorique. C’est la frontalité qui provoque l’apostrophé.

Tadeusz Kantor_1

Bruno Schulz, “les mannequins”, “le traité des mannequins”:
C’est “souvent pour un seul geste, pour une seule parole, que nous prendrons la peine de les appeler à la vie (pour un instant …) S’il s’agit d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moitié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire pour leur rôle”.
“Figures du Musée Grévin, mes chères demoiselles – mannequins de foire, oui; mais même sous cette forme, gardez-vous de les traiter à la légère. La matière ne plaisante pas. Elle est pleine d’un sérieux tragique.”
Kantor poursuit en construisant des machines à comportement.
J’imagine une scène où tout est responsable – je l’ai tenté il y a une vingtaine d’années avec Tantôt Roi Tantôt Reine, Ava Pandora, Pacifique, Flying Lady mais sans le formuler exactement comme ça. Mes questions étaient de cet ordre: qu’est-ce qu’une scène ? La scène n’appartient pas qu’au théâtre, il y a celle de la psychanalyse …
L’intérêt que j’ai pour les intrications entre le médium digital et les outils numériques depuis les débuts d’Internet et du Web, me fait revenir, malgré moi, à cette question de la scène dans une toute autre “anthropologie”.
Il ne s’agit pas d’utiliser des objets techniques mais du souci des choses, des images, du langage captifs du milieu technique qui est le nôtre.
Relecture du Théâtre de la Mort. L’insu, quelque chose de ce que Kantor appelait “cet obscur procédé qu’est la REPETITION”.