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des tables ou non

J’aime les tables – ce n’est pas un argument pour décider de leur présence sur la scène d’assez vivant.
Je les différencie fortement, je les utilise fixes, mobiles et pliables. Les quatre côtés ou la circonférence permettent de situer corps, activité dans l’espace de travail. Ce que l’on perçoit de ce qui se trouve derrière, autour de soi accompagne les occupations menées sur la table, plus ou moins dans un insu. Qu’est-ce que le devant-soi induit par la table ?
Il est clair qu’à considérer les pratiques de personnes plus ou moins proches, ce devant-soi ne suppose pas le même type d’engagement. Comment, individuellement, est-ce lié à l’imaginaire ou au symbolique en relation ou non avec l’activité ?
Dans de nombreuses situations de résidence pour des projets in situ, Je me suis souvent retrouvée dans des conditions de travail sans table, pour des raisons très différentes.
Dans la pratique, cela se résout par un plan suffisamment solide et lisse, posé sur deux supports de même hauteur.
Doit-on pour autant en conclure que la table est une forme manifeste de tectonique, structure portante (dont le remplissage constituerait les parois d’un habitacle – les enfants le font-ils encore?) ou manière de porter un plafond comme une dalle flottante ?

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extrait notes Giotto

Je résume là, de manière lapidaire, les théories constructives de G.Semper et de K.Frampton sur lesquelles je reviens très souvent parce que tous deux ont déplacé, à leur manière et dans des contextes différents, la dualité structure/ornement en termes d’ontologie et de représentation. Frampton a adapté aux modernes l’idée d’une tectonique idéale, de la cabane de bois primitive du bon sauvage aux édifices de pierre dont les ornements s’organisent selon les ordres classiques. Quant à Semper, il a donné une place singulière à la tectonique pour penser l’architecture à partir d’éléments constitutifs s’enracinant dans le tissage – le noeud, le tressage et tout type de technique s’assimilant à celles du tisserand quelque soit le matériau. La tectonique a pour domaine le plafond, le revêtement manifeste la visibilité des surfaces porteuses. C’est la fameuse étude de la hutte caribéenne du chapitre 5 des quatre éléments d’architecture.

Caribbean Hut

La table-cabinet que fit Semper pour le prince Albert, après ses expériences décisives pendant l’exposition universelle du Crystal Palace (1851),  et qui se trouve aujourd’hui au V&A Museum se veut être un meuble synthèse. L’objet rassemble les quatre types de classifications que Semper imaginait pour un musée à venir à partir des conclusions qu’il avait tirées du Crystal Palace et du catalogue de l’ensemble des artefacts de la grande exposition qu’il avait produit. Le terme cabinet relie l’architecture de fer et de verre rassemblant les productions du monde entier, a giant magical glass cabinet, à cette pièce de mobilier opaque condensant à l’excès un patchwork de styles de toute époque et provenance. Juchée sur ses quatre pattes de lion empruntées à Pompéi, la table a l’allure d’un animal monstrueux dont chaque partie, chaque détail renferme, comme tapie et prête à se dérouler,  une histoire naturelle de l’ornement.

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J’ai toujours été très attristée par cet objet irregardable. Comment une personne qui a cherché, sans relâche, à penser l’architecture, la demeure, le foyer, en s’attachant à chaque détail de tout ce qui les orne, s’applique-t-elle à inverser son processus mental pour produire par une accumulation de fragments scrupuleusement choisis quelque chose qu’on ne saurait voir ?
Ironie d’un objet faisant semblant de satisfaire l’éclectisme de son temps en redoublant de savoir-faire par une science de l’art ? Obscénité de l’húbris du connaisseur ? Folie florentine par passion pour l’aventure inventive des humains ? Post-modernité engendrée à rebours par un homme qui a perçu, à la faveur de l’exposition universelle de 1851, les risques d’une modernité associée au consumérisme en marche ?
Quelque chose toutefois qui pourrait rejoindre le mode déceptif propre à la situation actuelle d’une certaine production allusive et auto-référentielle participant au champ de l’art contemporain, y compris dans son absorption de l’interdisciplinarité. La différence évidente entre l’agglutination de Semper et ce fabricationnisme tient au rétrécissement des sources utilisées, sans parler de leurs reprises sans surprise.
Un texte court de Graham Harman, The third Table, paru dans les 100 Notes de dOCUMENTA (13) permet de poursuivre dans cette voie. Le point de départ en est la parabole des deux tables d’Arthur Eddington, telle qu’il l’a proposée pour son introduction aux Gifford Lectures à Edimbourg en1927. La première table est celle de la vie quotidienne, que l’on voit, que l’on touche. La seconde table est celle de la physique moderne, faite de vide et de particules circulant à grande vitesse. G.Harman associe le principe de l’écart des deux tables d’Eddington à celui des deux cultures décrit par Charles Snow  en 1959. Le scientifique réduit la table à un flux de charges électriques invisibles à l’oeil nu. L’humaniste la ramène aux conséquences sur les individus et les objets.
Harman localise une troisième table (et c’est la seule table réelle, dit-il)  dans un espace entre les deux précédentes, une table qui ne peut être vérifiée ni par la science ni par des effets tangibles dans la sphère humaine. Cette troisième table nécessite une troisième culture, complètement nouvelle, qui serait “peut-être la culture des arts”. Effet de séduction garanti sur le public des conférences de dOCUMENTA (13). Miroitement de la suggestion. Position de formuler plus que position de penser.
L’écriture de cette trentaine de pages est de nature allusive –  ad ludere, jouer avec. Mais de quel jeu s’agit-il ?
En l’état, pas le jeu mallarméen, bien que les ingrédients semblent réunis.
Je me propose de revenir, au cours de ce mois, sur un certain nombre de ces termes qui m’importent, disséminés, comme si cela allait de soi, dans les quatre extraits suivants.
On y retrouve les problématiques de la table-cabinet de Semper mais aussi celles induites par la méthode de travail que j’ai engagée avec la dame de chez Wepler.

“The real is something that cannot be known, only loved. This does not mean that access to the table is impossible, only that is must be indirect (…)”

“The world is filled primarily not with electrons or human praxis, but with ghostly objects withdrawing from all human and inhuman access, accessible only by allusion and seducing us by means of allure.”

“Quite obviously, artists do not provide a theory of physical reality, and Eddington’s second table is the last thing they seek. But on the other hand they also do not seek the first table, as if the arts merely replicated the objects of everyday life or sought to create effects on us. Instead, there is the attempt to establish objects deeper than the features through which they are announced, or allude to objects that cannot be present.”

“For centuries, philosophy has aspired to the conditions of a rigorous science, allying itself at various times with mathematics or descriptive psychology. Yet what if the counter-project of the next four centuries were to turn philosophy into art ? We would have “Philosophy as Vigorous Art” rather than Husserl’s “Philosophy as Rigorous Science”. In being transformed from a science into an art, philosophy regains its original character of Eros. In some ways this erotic model is the basic aspiration of object-oriented philosophy: the only way, in the present philosophical climate, to do justice to the love of wisdom that makes no claim to be an actual wisdom.”

 

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Les coupes et vases de la céramique grecque sont le lieu d’échanges et de trajectoires de regards – leurs croisements, tensions, rencontres, détours et évitements. Les scènes, dans le mouvement et l’intensité des actions rappelées, conjuguent l’instant et le simultané des faits du récit mythique.
Entre le milieu du VIIIème et la fin du Vème siècle, le dessin s’est différencié – taille, forme et détail de l’oeil, orientation des regards, vues de 3/4 ou de profil.
Pendant cette même longue période, la statuaire s’est transformée.
Les sculptures de Dédale qui figurent les dieux sont des xoana de bois. Avant lui, les statues n’avaient pas de regard, leurs bras et leurs jambes étaient collés à leur corps – un simple billot sans yeux sans mains, sans pieds. Néanmoins, la tradition, et Platon, font état de la force vitale qui se dégage des xoana de Dédale, qui les fait regarder et marcher (il fallait les lier pour les empêcher de partir).
“Les statues de Dédale ont bien des raisons de s’enfuir. Mobiles, elles le sont en tant que signe de la présence insaisissable d’un dieu, en tant qu’objet et instrument de rites qui miment l’action divine dans ses diverses manifestations, en tant que marque d’un pouvoir politique qui se réclame d’une investiture divine mais qui peut, en même temps que le talisman, échapper à son détenteur, en tant qu’objet précieux enfin, qui, à côté de ses valeurs religieuses et politiques, est aussi un symbole de richesse et de puissance économique, une valeur circulante, une monnaie d’échange, un bien mobilier.” F.Frontisi-Ducroux in Dédale, p.106

“Dédale est considéré tantôt comme l’inventeur de la statuaire, tantôt comme l’auteur de progrès décisifs pour cet art. Et entre ces deux aspects on perçoit d’abord comme une antinomie: l’inventeur fabrique des statues “primitives”; les progrès sont l’oeuvre de ses successeurs. Or à Dédale on attribue ici une Aphrodite sans pieds, raide, dressée sur une base carrée, et là un Héraclès ressemblant si bien si bien à son modèle que celui-ci s’y laisse prendre et attaque cette effigie menaçante, qui brandit sa massue (…) Si on juxtapose ces différentes oeuvres, au lieu de les considérer comme des alternatives s’excluant mutuellement, on est conduit à penser que, prises ensemble, elles suggèrent une mise en mouvement accompagnant la mise en forme du matériau brut. (…) Pour concevoir une évolution, pour dire d’un seul tenant à la fois la naissance de l’image et les progrès de la sculpture, les Grecs ont recours à une vision cinétique.” F.Frontisi-Ducroux in L’art, effacement et surgissement des figures, p. 26

Avant de poursuivre sur cette vision cinétique, il est nécessaire de réintégrer Gorgo, la figure de la pétrification, de la mort pétrifiante qui soustrait les vivants à notre visibilité. Quand les hommes rencontrent le regard de Gorgo, ils peuvent prendre trois formes: celle de la statue qui conserve l’intégralité de la forme humaine, celle d’un rocher sans forme, celle d’un bloc très schématiquement taillé. Mais dans les récits, chacun de ces modes de pétrification possède de possibles passages contraires.
Parallèlement, on peut voir de manière indirecte le visage de Gorgo décapitée se reflétant à la surface de l’eau ou du bouclier poli ( tel le bouclier d’Hadès qui a permis à Persée d’accomplir son acte).

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Ou bien Persée, retournant le haut de son corps tout en continuant sa course, plonge son regard vers le corps sans tête de Gorgo.

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Les choses et les êtres se renversent et, alors, voir a lieu.
On retrouve le geste du buveur, qui, faisant face aux autres convives, leur présente son visage métamorphosé par les yeux dilatés de la coupe dans laquelle il s’immerge – manière aussi d’associer vue extérieure et vision intérieure de l’enivrement.
Les Grecs (jusqu’à la période attique) nous signifieraient que ces renversements sont rhuthmos, manière particulière de fluer”. Se souvenir du texte de Benveniste, qui, après avoir écarté le sens général du “rythme comme la mer” a étudié l’étymologie du terme avant la formalisation en tempo opérée par Platon.
« La formation en –thmos mérite attention pour le sens spécial qu’elle confère aux mots “abstraits”. Elle indique, non l’accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux.»  Problèmes de linguistique générale, p. 332.
Rhuthmos correspondrait à  “la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas de consistance organique : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur. (p. 333)
Le rhuthmos permet d’investiguer cette notion de vision cinétique. Il est non seulement le déploiement spécifique qu’il engage, mais aussi le pacte singulier de ce qui se meut.

Dans cette tentative pour cerner par bribes successives ce que je cherche à faire à partir du texte de Levinas (pris comme base d’entrelacement de motifs), juxtaposition du portrait de Dante par Luca Signorelli à Orvietto.

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Signorelli  utilise le regard renversé de Dante pour signifier l’action défigurante de la traduction – transport éminemment corporel des textes et “des blancs divisant le texte”.
« Et que chacun sache que nulle chose harmonisée par lien musaïque ne se peut transmuer de son idiome en un autre, sans rompre toute sa douceur et toute son harmonie.» (Convivio, I, VII, 14)