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fabrication de Geneviève et son Arlequin/Polichinelle _ 2

J’associe la photographie de Geneviève et son Polichinelle à la temporalité mallarméenne de la tapisserie, de la tenture, du rideau.
Chez Mallarmé, le temps s’accumule dans le tissu. Par exemple, dans Igitur: “j’ai épaissi les rideaux …, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies …”, “le temps est résolu en des tentures …”
Mais la tapisserie, c’est en même temps le lieu de l’usure, du fané des couleurs et des formes dont les contours disparaissent. Parlant de Polonius (Hamlet), Mallarmé l’évoque comme “figure découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir.”
ou dans Planches, “les tentures, vieillies en la raréfaction locale; pour que leurs hôtes déteints avant d’y devenir les trous …”
Je veux dire que la photographie elle-même est un objet à demi dérobé, que l’image enfouie au moment de la prise de vue se réveille dans les figures à ranimer. Fabriquer les personnages de cette scène, c’est produire une image parallèle au sens où Manganelli (1) a fait de Pinocchio le commentateur d’un livre parallèle à celui de Collodi. Je pense aussi à ce livre subtil de Dominique Meens, le Glossaire des oiseaux grecs, qui annote, commente D’Arcy Thompson de l’intérieur, poésie dans le volume de l’écrit.

Je me souviens des essais pour une version très ironique du Rêve du ciel spécialement pour une galerie tokyoïte, entre scène originaire et scène conclusive.

rêve du ciel version M.H

Le rêve du ciel, version cheminée, 1999

 

 

 

 

 

 

rêve du ciel version M.H détail fabrication

le rêve du ciel, version cheminée, détail, 1999

Le propos est bien différent mais certains détails quant à la fabrication présentent des similitudes – des questions de littéralité dans le mode de représentation.

Je n’ai pas pour habitude de montrer les choses avant leur achèvement final et je me retrouve très perplexe dans cette extimité de la fabrication, étant donné que je n’ai jamais cédé dans ces carnets à un mode explicatif.

1 – Giorgio Manganelli, Pinocchio, un livre parallèle, Christian Bourgois, 1997
2 – Dominique Meens, Un glossaire d’oiseaux grecs, José Corti, 2013

“entre les paupières et les yeux”_ 2

Je ne pensais pas que la note à partir du 23 décembre 1869 allait m’amener à des questions d’optique (dans tous les sens du terme), car ce n’est pas l’optimentalement de Magellan qui m’a conduite à commencer les quelques lignes mais le mode temporel – celui-ci est, pour le coup, le laboratoire de Magellan.
C’est sans doute le fait d’utiliser l’expression “entre les paupières et les yeux” comme titre qui m’a détournée. Il faut dire que je l’ai reprise à cause de l’entre-noir qui m’absorbe dans un projet non mentionné ici pour l’instant (la raison de mon retour obstiné vers Hopkins et Duns Scot).
Je me sens contrainte de consigner maintenant le texte d’Hopkins pour, sans doute, le déplacer bientôt.

“Les images du rêve paraissent également avoir peu ou point de profondeur, être plates comme des tableaux, et souvent on croirait avoir les yeux dessus – pendant qu’on rêve, veux-je dire. Cela causé, sans doute, par la différence toujours ressentie entre les images apportées par le fonctionnement habituel de la vue, et celles qui sont perçues, comme celles-ci, “entre les paupières et les yeux” – toutefois cela ne suffit pas, car nous voyons aussi des couleurs, un brouillon de points et de formes, et, de toute façon, l’obscurité positive, due à la fermeture des paupières dans la fonction visuelle normale; mais j’imagine que ces images sont amenées sur un champ obscur par une action invertie des nerfs optiques ou d’autres nerfs (la même chose vaut pour les sons, les sensations du toucher, etc., dans les rêves). Il semble d’ailleurs raisonnable de supposer que les impressions visuelles relèvent de l’organe de la vue – et qu’une fois logée là, elles sont fixées par la pensée tout comme d’autres images: seulement, une fois éveillé, on ne peut pas les fabriquer à volonté, car l’effort nécessité aurait sur elles un effet destructeur, étant donné que l’oeil dans sa saine fonction éveillée ne reconnaît que les impressions apportées du dehors, c’est-à-dire soit d’au-delà du corps, soit du corps lui-même, produites sur le champ obscur des paupières. Il n’en reste pas moins que j’ai vu, à certains moments propices, des images issues du dedans et qui se trouvaient là, mêlées aux autres: si je ne me trompe, elles sont plus frustres et plus simples, elles sont un peu comme des spectres produits par des choses brillantes quand on les fixe longuement. Je puis en conséquence croire ce que C. avait dit à E.B.: qu’à son réveil il pouvait voir – ce qui va au-delà de leur simple vision sur le champ des paupières – les images de son rêve sur les murs de sa chambre.
Il n’est pas, en réalité, plus ardu pour l’esprit d’avoir tout en même temps la connaissance de ce que voient les yeux, et celle des images qui appartiennent à nos pensées, sans jamais ou presque jamais les confondre, que de ramener à une seule les scènes perçues par les deux yeux, sans jamais les diviser. (Note rajoutée le 23 mars 1870)”

“entre les paupières et les yeux”_1

Dans l’édition partielle en 10-18 (1976) des écrits hors poésies de G.M.Hopkins, qui ne me quitte pas depuis plusieurs semaines, le journal (1866-1875)  est inséré entre les carnets (1862-1866) et les lettres (1865-1889).
Le 23 décembre 1869, ses notes sont plus longues qu’à son habitude – il y est revenu en rajoutant plusieurs paragraphes le 23 mars 1870 ( imprécision sur le début de ce complément, qu’on peut seulement faire coïncider avec l’évocation d’une date postérieure: un autre jour, après, ….)
Ce n’est pas une attitude de type génétique textuelle qui me pousse à attacher de l’importance à cette temporalité-là (pas de reconstitution de strates successives formant récit interprétatif, ni de reconstruction biographique ou chronologique).
De quelle manière est-il possible d’envisager une vie humaine dans sa singularité par rapport à cet accès qui nous est donné à l’oeuvre d’une vie entière?
Comment parvenir au discernement de la malléabilité du sens du temps ?
Beaucoup du cinéma expérimental du XXème siècle a exploré magnifiquement le passage de l’attention d’un point à un autre de l’espace.
L’hypothétique était proposé comme modèle de la conscience, chaque chose élémentaire impliquait l’univers. Aujourd’hui les historiens historicisent comme si ces explorations n’avaient pas existé. Mais c’est autre chose que je veux signifier.
Rêve d’un art qui donnerait forme à une plasticité temporelle.

23-12-1869 : c’est une journée où Hopkins revient sur un rêve qu’il a fait la veille.
Je savais que je rêvais et je produisis ce bizarre dilemne dans mon rêve: ou bien je ne suis pas vraiment avec S. et alors qu’importe ce que je fais, ou si je le suis, le fait de me réveiller me déplacera sans qu’il me soit nécessaire de faire quoique ce soit – et cela suffisait à me satisfaire.”

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Au début de la quête en songe de Poliphile (Hypnerotomachia Poliphili),  celui-ci, après avoir franchi une sombre et épaisse forêt, est figuré endormi au pied d’un arbre dans un paysage calme et vallonné pour signifier qu’il rêve qu’il rêve.

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La traversée des arbres enchevêtrés s’assimile à un profond sommeil, le dormeur se voit s’endormir. Ce n’est pas la successivité des scènes qui nous en donne la conscience mais plutôt l’acceptation d’une sorte de stéréoscopie.

La forme spatio-temporelle rapportée par Hopkins me fait précisément penser à l’emploi de cette optique 2D/3D par J.L.Godard pour Adieu au langage. L’expression “entre les paupières et les yeux” qu’Hopkins introduit dans la note postérieure, en ouvre la sensation.