Les coupes et vases de la céramique grecque sont le lieu d’échanges et de trajectoires de regards – leurs croisements, tensions, rencontres, détours et évitements. Les scènes, dans le mouvement et l’intensité des actions rappelées, conjuguent l’instant et le simultané des faits du récit mythique.
Entre le milieu du VIIIème et la fin du Vème siècle, le dessin s’est différencié – taille, forme et détail de l’oeil, orientation des regards, vues de 3/4 ou de profil.
Pendant cette même longue période, la statuaire s’est transformée.
Les sculptures de Dédale qui figurent les dieux sont des xoana de bois. Avant lui, les statues n’avaient pas de regard, leurs bras et leurs jambes étaient collés à leur corps – un simple billot sans yeux sans mains, sans pieds. Néanmoins, la tradition, et Platon, font état de la force vitale qui se dégage des xoana de Dédale, qui les fait regarder et marcher (il fallait les lier pour les empêcher de partir).
“Les statues de Dédale ont bien des raisons de s’enfuir. Mobiles, elles le sont en tant que signe de la présence insaisissable d’un dieu, en tant qu’objet et instrument de rites qui miment l’action divine dans ses diverses manifestations, en tant que marque d’un pouvoir politique qui se réclame d’une investiture divine mais qui peut, en même temps que le talisman, échapper à son détenteur, en tant qu’objet précieux enfin, qui, à côté de ses valeurs religieuses et politiques, est aussi un symbole de richesse et de puissance économique, une valeur circulante, une monnaie d’échange, un bien mobilier.” F.Frontisi-Ducroux in Dédale, p.106
“Dédale est considéré tantôt comme l’inventeur de la statuaire, tantôt comme l’auteur de progrès décisifs pour cet art. Et entre ces deux aspects on perçoit d’abord comme une antinomie: l’inventeur fabrique des statues “primitives”; les progrès sont l’oeuvre de ses successeurs. Or à Dédale on attribue ici une Aphrodite sans pieds, raide, dressée sur une base carrée, et là un Héraclès ressemblant si bien si bien à son modèle que celui-ci s’y laisse prendre et attaque cette effigie menaçante, qui brandit sa massue (…) Si on juxtapose ces différentes oeuvres, au lieu de les considérer comme des alternatives s’excluant mutuellement, on est conduit à penser que, prises ensemble, elles suggèrent une mise en mouvement accompagnant la mise en forme du matériau brut. (…) Pour concevoir une évolution, pour dire d’un seul tenant à la fois la naissance de l’image et les progrès de la sculpture, les Grecs ont recours à une vision cinétique.” F.Frontisi-Ducroux in L’art, effacement et surgissement des figures, p. 26
Avant de poursuivre sur cette vision cinétique, il est nécessaire de réintégrer Gorgo, la figure de la pétrification, de la mort pétrifiante qui soustrait les vivants à notre visibilité. Quand les hommes rencontrent le regard de Gorgo, ils peuvent prendre trois formes: celle de la statue qui conserve l’intégralité de la forme humaine, celle d’un rocher sans forme, celle d’un bloc très schématiquement taillé. Mais dans les récits, chacun de ces modes de pétrification possède de possibles passages contraires.
Parallèlement, on peut voir de manière indirecte le visage de Gorgo décapitée se reflétant à la surface de l’eau ou du bouclier poli ( tel le bouclier d’Hadès qui a permis à Persée d’accomplir son acte).
Ou bien Persée, retournant le haut de son corps tout en continuant sa course, plonge son regard vers le corps sans tête de Gorgo.
Les choses et les êtres se renversent et, alors, voir a lieu.
On retrouve le geste du buveur, qui, faisant face aux autres convives, leur présente son visage métamorphosé par les yeux dilatés de la coupe dans laquelle il s’immerge – manière aussi d’associer vue extérieure et vision intérieure de l’enivrement.
Les Grecs (jusqu’à la période attique) nous signifieraient que ces renversements sont rhuthmos, “manière particulière de fluer”. Se souvenir du texte de Benveniste, qui, après avoir écarté le sens général du “rythme comme la mer” a étudié l’étymologie du terme avant la formalisation en tempo opérée par Platon.
« La formation en –thmos mérite attention pour le sens spécial qu’elle confère aux mots “abstraits”. Elle indique, non l’accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux.» Problèmes de linguistique générale, p. 332.
Rhuthmos correspondrait à “la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas de consistance organique : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur. (p. 333)
Le rhuthmos permet d’investiguer cette notion de vision cinétique. Il est non seulement le déploiement spécifique qu’il engage, mais aussi le pacte singulier de ce qui se meut.
Dans cette tentative pour cerner par bribes successives ce que je cherche à faire à partir du texte de Levinas (pris comme base d’entrelacement de motifs), juxtaposition du portrait de Dante par Luca Signorelli à Orvietto.
Signorelli utilise le regard renversé de Dante pour signifier l’action défigurante de la traduction – transport éminemment corporel des textes et “des blancs divisant le texte”.
« Et que chacun sache que nulle chose harmonisée par lien musaïque ne se peut transmuer de son idiome en un autre, sans rompre toute sa douceur et toute son harmonie.» (Convivio, I, VII, 14)