Polichinelle et Pinocchio

Le Polichinelle de la commedia dell’arte descendrait des pitres masqués latins des Atellanes, les farces de la ville osque d’Attela en Campanie. Ces petites pièces satiriques étaient jouées par des personnes masquées dont les rôles étaient fixes. Quelques figurines antiques ainsi que des peintures de Pompéi représentent Maccus, le niais, la tête nue, avec de grandes oreilles, un nez démesuré incliné fortement vers le menton oblique et un corps avec une double bosse.

Maccus Polichinelle   

Kikirrus portait le masque thérianthrope d’un coq. Le personnage napolitain de la commedia dell’ arte en est une version adoucie, comme son nom le suggère – Pulcinella signifie petit poussin.

Punch polichinelle      Pulcinella polichinelle

Au chapitre 6, Pinocchio, toujours tenaillé par la faim, s’endort épuisé, ses pieds mouillés sur le brasero, lesquels brûlent petit à petit. Geppetto le découvre ainsi, incapable de tenir debout. Au chapitre 8, il lui fabrique de nouveaux pieds, d’un autre bois que le morceau originel dans lequel est fait le pantin. La greffe se fait avec un peu de colle diluée dans une coquille d’oeuf,  celle du poussin que Pinocchio avait fait éclore au chapitre 5. Alors, refait à neuf, le pantin fait remarquer qu’il est nu.

Pinocchio tête Chiostri

Pinocchio nu Chiostri

Geppetto lui fabrique des vêtements végétaux: “un ensemble en papier à fleurs, des souliers en écorce d’arbre, et un bonnet de mie de pain.”

Pinocchio Chiostri vêtements

Le costume de papier ne résiste pas à l’eau, les souris peuvent grignoter le bonnet et les chaussures brûler.
Parmi les dessins de Carlo Chiostri, il y a une autre image d’un vêtement indéfini qui recouvre la nudité du pantin.

Pinocchio Chiostri façon Maccus

Les vêtements des marionnettes, des pantins, des poupées sont des accessoires qui servent à désigner les rôles et les humeurs. Les figurines endossent leurs costumes, elles se volumisent pour feindre l’humain.
De ces considérations, j’en tire les modes de représentations des figures correspondant à des phases différentes d’empathie et de projection anthropomorphique :
en 3D
– Pinocchio sous sa forme “nue”, en papier
– Pinocchio sous la forme habillée d’une robe indéterminée, en papier
– Pinocchio avec des vêtements, en papier
– statuettes type Maccus entièrement en plastiline
– statuettes type Maccus avec robe indéterminée en papier
– poupées de papier à différentes étapes de fabrication
en 2D
– silhouettes type poupées en carton à habiller.
(dans tous les cas, intégration des modules sons à préciser)
Tous ces éléments sont manipulés selon le déroulement du texte. L’installation est conçue dans son mode non activé avec des zones diverses occupées par toutes ces formes.

Dans le Grand Théâtre des marionnettes, Pinocchio est accueilli avec de grandes marques de joie. Arlequin et Polichinelle sont déjà sur scène, ils “se querellaient et s’apprêtaient, comme d’habitude, à en venir aux gifles et aux coups de bâton. Leur prise de bec faisait se plier de rire un public captivé. Les deux marionnettes gesticulaient et s’envoyaient des injures avec tant de naturel qu’elles paraissaient aussi vivantes que vous et moi. Mais vivant ou pas, Arlequin s’arrêta soudain de jouer. Faisant face au public, il montra de la main quelqu’un au fond de la salle et se mit à déclamer avec emphase:
– Dieux du ciel ! Est-ce que je rêve ou suis-je éveillé ? Pourtant, c’est bien Pinocchio que je vois là-bas !
– C’est vraiment Pinocchio ! cria Polichinelle à son tour.
(…)
– Pinocchio, viens-là ! cria Arlequin, viens te jeter dans les bras de tes frères en bois !”

grand théâtre des marionnettes

Pinocchio est fait dans une matière en transformation selon les situations. Cela commence dès que Geppetto le fabrique : chaque partie s’anime dès qu’elle prend forme. Avec les marionnettes, il devient une deuxième fois pantin de bois selon d’autres règles d’animation.
Pinocchio joue avec les degrés entre animé et inanimé. Il les actualise en mettant à l’épreuve sa propre matérialité. En ce sens, il se confronte en permanence aux rapports formels.

matriochka et premier oeuf à la poule

La matriochka a un visage parfaitement rond, de grands yeux, des joues roses et une petite bouche rouge. Son corps ressemble à un oeuf de Pâques, avec un rétrécissement au niveau du visage, formant cou et épaules. C’est un corps qui s’ouvre horizontalement en deux parties. Surgit alors une autre poupée identique et de celle-ci une autre, une autre encore et ainsi de suite jusqu’à la plus petite qui est d’un seul morceau. Chacune d’elles est une variation de celle qui suit.
Le jeu consiste à les démonter et à les remonter, de la plus grande à la plus petite, en faisant coïncider parfaitement les motifs de la partie inférieure avec ceux de la partie supérieure.
Il me semble, pour l’avoir souvent remarqué, que les enfants comprennent que les matriochkas ne sont pas exactement des jouets.
Le principe d’emboîtement, analogue à celui des tonneaux gigognes, est dépassé à cause de la représentation, celle d’une figure maternelle. Ainsi la plus grande matriochka engendre une sage lignée de filles qui engendrent. Toutefois, elle est singulière car elle englobe toutes les autres sans être jamais englobée. Elle les configure par sa taille et les motifs de son apparence. On connaît la déclinaison au premier coup d’oeil. La deuxième poupée est  englobée et englobante, ainsi que celles qui suivent jusqu’à la dernière. Celle-ci ne s’ouvre pas, elle semble être faite d’un bloc qui la délimite. La plus petite matriochka n’est pas englobante, elle n’est qu’englobée.

matriochka

Sur le plan mathématique, le principe de construction des matriochkas est une fonction récursive. En effet, est récursif ce qui peut être répété indéfiniment en appliquant la même règle.
La récursivité est utilisée dans presque tous les langages de programmation. C’est elle qui crée les automatismes. On trouve en ligne de petits jeux initiant à la programmation qui mettent en scène la récursion. Dans le genre, Cargo-Bot est très bien. Cargo-Bot a inspiré une version IRL dans le cadre de “l’informatique débranchée“, ou informatique sans ordinateur dans l’enseignement général dès le primaire pour ” comprendre et maîtriser la véritable mutation sociétale induite par la dématérialisation de l’information, la mise en réseau des connaissances et l’augmentation massive de la puissance de calcul disponible ; cela exige des capacités de traitement et d’analyse conceptuelle de l’information qui ne se font pas sans une bonne familiarité avec ce que l’on appelle, dans certains cercles, la pensée informatique.” (1)
Deux remarques à ce propos :
Computing without Computers a été un des axes de réflexion dans l’art de l’après-guerre en Angleterre, dès l’Independent Group (2). L’exposition en 1956 This Is Tomorrow à la WhiteChapel à Londres en est l’une des manifestations. C’est-à-dire que la question de l’art et des technologies numériques de ce moment se débattait à l’intérieur du champ de l’art du XXème siècle, sans pas de côté vers ce qui est devenu distinct comme art numérique. En ce sens, ce que Gene Mac Hugh a nommé art Post-Internet en 2009 correspond au moment web 2.0 et à la génération Flash. Je préfère employer le terme After Internet, qui porte l’ambiguité dans la traduction française entre d’après et après internet, renforçant l’histoire critique du double jeu entre IRL/URL des réseaux sociaux et des bots conversationnels.
Seconde remarque du côté des sciences humaines :  Edgar Morin a développé sa théorie de la complexité pour une part, à partir de la récursion. Celle-ci lui permet de mettre en place une logique qui articule ensemble ce qui est séparé. C’est ainsi qu’il ré-organise dans un système de boucles, des relations jusque là disjointes (sujet/objet, organisation/système, dépendance/autonomie, ouverture/fermeture , etc …) . Ces termes se fondent en se co-produisant l’un l’autre – l’antagonisme est relativisé en  étant intégré à une complémentarité plus forte. Dans le même registre, les liens entre structuralisme et cybernétique ont été interprétés diversement. Ronan Le Roux, par exemple, en fait une recension nécessaire et développe la réception et l’usage de la cybernétique chez Levi-Strauss et Lacan (3). Mathieu Triclot (4) évoquait lors du séminaire Post-Digital (5) en cours comment aujourd’hui, il opèrerait pour revenir et poursuivre sa thèse sur la notion d’information depuis cet inconscient cybernétique. (voir)

Dans le déroulé d’Assez vivant, j’aimerais manifester ces brouillages entre la vie en ligne et la vie réelle dans ce qu’ils ont de subreptices.
Pour différencier boucles de récursivité et emboîtements, nous avons défini perles, oiseaux, pantins, oeufs, coquilles et banquises comme éléments de base à manipuler.
Des matriochkas aux “oeufs à la poule”, il n’y a qu’un pas. Le premier œuf de Fabergé est une réplique réaliste d’une véritable coquille. Il est en or émaillé de blanc. A l’intérieur se trouve le jaune qui contient une poule, tous deux en or. En actionnant un mécanisme proche de la queue, la poule s’ouvre, contenant une miniature de la couronne impériale en diamant et un petit pendentif en rubis, qui ont disparu.

Pinocchio

1 – Enseigner et apprendre les sciences informatiques à l’école, Interstices, Roberto di Cosmo
2 – Paul Brown, Charlie Gere, Nicholas Lambert, Catherine Mason, White Heat Cold Logic, British Computer Art 1960-1980, MIT Press, 2008
3 – Ronan Leroux, Structuralisme(s) et cybernétique(s), Lévi-Strauss, Lacan et les mathématiciens, disponible en ligne (pdf)
4 – Mathieu Triclot, Le moment cybernétique, la constitution de la notion d’information, Champ Vallon, 2008
5 – séminaire ENS 2017-2018 portant sur “l’imagination artificielle” sous la direction de Béatrice Joyeux-Prunel avec Grégory Chatonsky et Alexandre Cadain.

Pinocchio et l’oeuf

Pinocchio a faim – beaucoup et souvent. Car la nourriture est trompeuse ou illusionniste.
On pourrait lire l’organisation du conte uniquement autour de la faim, autant celle de Pinocchio que celle de nombreux protagonistes de la narration.

Le trompe-l’oeil
Au chapitre 3, celui de la naissance de Pinocchio, le logis de Geppetto est présenté à la fois pauvre et fantastique.
“Geppetto habitait une petite pièce au rez-de-chaussée, où la lumière n’entrait que par une soupente. Le mobilier était on ne peut plus simple: une méchante chaise, un lit assez mauvais et une petite table tout abîmée. Au fond de la pièce, on voyait un feu allumé dans une cheminée; mais le feu était peint, et à côté du feu, était dessinée une marmite qui bouillait joyeusement et dont sortait un nuage de fumée, qui semblait de la vraie fumée.”

La coquille
Au chapitre 5, celui où Pinocchio endure fortement la faim, la marionnette se laisse d’abord berner par la marmite peinte, qui se moque de lui. Puis il découvre un oeuf en fouillant dans les affaires de Geppetto.
” Mais voilà qu’il lui sembla voir, dans un tas de poussière, quelque chose de rond et de blanc, comme un oeuf de poule. Il se jeta dessus d’un seul bond. C’était bien un oeuf.
La joie de la marionnette fut indescriptible. Croyant rêver, il tournait et retournait cet oeuf dans ses mains, le caressait et l’embrassait tout en disant:
Et maintenant, comment vais-je le cuire ? en omelette ? A la coque ? Sur le plat, ce ne serait pas plus savoureux ?  Oui, et c’est encore le moyen le plus rapide, j’ai trop envie de la manger.
Sitôt dit, sitôt fait: il mit un poêlon sur un brasero aux cendres chaudes et versa, faute d’huile ou de beurre, un peu d’eau. Quand l’eau commença à bouillir, tac ! … elle fit éclater la coquille qui laissa s’échapper ce qu’il y avait à l’intérieur.
Or au lieu du blanc et du jaune de l’oeuf, sortit un petit poussin tout content et très poli, qui, après une belle révérence, dit:
Merci mille fois, Monsieur Pinocchio, de m’avoir éparné la fatigue de rompre moi-même ma coquille. Portez-vous bien et bonjour chez vous !
Puis il étendit ses ailes et, passant par la fenêtre restée ouverte, s’envola et disparut à l’horizon.
La pauvre marionnette en resta paralysée, les yeux fixes, la bouche ouverte, la coquille cassée dans la main. Le choc passé, il se mit à pleurer, à crier, à taper des pieds par terre de désespoir (…).

Plâtre et farine
Au chapitre 29, celui où Pinocchio retrouve la Fée, il est une nourriture affamée.
” Sur le plateau, il y avait du pain, un poulet rôti et quatre abricots bien mûrs.
– Voici le repas que vous envoie la Fée.
La vue de ce festin consola la marionnette de tous ses malheurs.
Mais son désappointement n’en fut que plus grand quand il commença à manger car le pain était en plâtre, le poulet en carton et les abricots en albâtre peint.
Il était sur le point de s’effondrer en larmes, de s’abandonner au désespoir, d’envoyer valser plateau et nourriture factice mais – fut-ce parce que sa peine était profonde ou parce que son estomac était vide ? – il ne fit que s’évanouir.”

Les trois rubriques trompe-l’oeil, coquille, plâtre et farine condensent la complexité de l’illusionnisme permanent dans lequel évolue la marionnette.
Je les ai nommées ainsi pour définir les différents types de représentations utilisés pour le déploiement du texte de Marie de Quatrebarbes, lequel connaît manifestement et subrepticement celui de Collodi (entre autres).
A cause du titre de cette note dont je me suis un peu éloignée, j’évoquerai d’abord le fonctionnement du tissu magique – un dessin au trait animé projeté au moment ad hoc sur une paroi d’une micro-scène. C’est le seul usage du mode animation d’un dessin au trait, noir sur fond blanc.
Le tissu magique, coquille souple, se déplace au gré du vent. Il transforme l’objet sur lequel il est déposé par celui, celle qui a attrapé ou trouvé l’étoffe volante. Quelques images-clés du passage avec oeufs et poussins, destiné à s’associer aussi avec le fait que furbies et creatures sont oiseaux et oeufs, que tamago (chi) signifie oeuf …

Penser aussi aux Compact Objects de Nakashimi Natsuyuki – en résine transparente de la taille et de la forme d’un oeuf d’autruche, renfermant des objets de consommation divers. 

compact object

performance Hi Red Collectif

La performance a eu lieu dans une rame de la Yamanote à Tokyo le 18 octobre 1962 (Hi Red Center collectif). Dans le train, le visage recouvert de blanc, celui-ci faisait semblant de lire ou inspectait l’intérieur des oeufs. Ceux-ci étaient suspendus aux poignées autour de lui.

Un lien rapide vers les Compact Objects en astrophysique:
https://astronomy.fas.harvard.edu/compact-objects

fabrication de Geneviève et son Arlequin/Polichinelle _ 2

J’associe la photographie de Geneviève et son Polichinelle à la temporalité mallarméenne de la tapisserie, de la tenture, du rideau.
Chez Mallarmé, le temps s’accumule dans le tissu. Par exemple, dans Igitur: “j’ai épaissi les rideaux …, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies …”, “le temps est résolu en des tentures …”
Mais la tapisserie, c’est en même temps le lieu de l’usure, du fané des couleurs et des formes dont les contours disparaissent. Parlant de Polonius (Hamlet), Mallarmé l’évoque comme “figure découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir.”
ou dans Planches, “les tentures, vieillies en la raréfaction locale; pour que leurs hôtes déteints avant d’y devenir les trous …”
Je veux dire que la photographie elle-même est un objet à demi dérobé, que l’image enfouie au moment de la prise de vue se réveille dans les figures à ranimer. Fabriquer les personnages de cette scène, c’est produire une image parallèle au sens où Manganelli (1) a fait de Pinocchio le commentateur d’un livre parallèle à celui de Collodi. Je pense aussi à ce livre subtil de Dominique Meens, le Glossaire des oiseaux grecs, qui annote, commente D’Arcy Thompson de l’intérieur, poésie dans le volume de l’écrit.

Je me souviens des essais pour une version très ironique du Rêve du ciel spécialement pour une galerie tokyoïte, entre scène originaire et scène conclusive.

rêve du ciel version M.H

Le rêve du ciel, version cheminée, 1999

 

 

 

 

 

 

rêve du ciel version M.H détail fabrication

le rêve du ciel, version cheminée, détail, 1999

Le propos est bien différent mais certains détails quant à la fabrication présentent des similitudes – des questions de littéralité dans le mode de représentation.

Je n’ai pas pour habitude de montrer les choses avant leur achèvement final et je me retrouve très perplexe dans cette extimité de la fabrication, étant donné que je n’ai jamais cédé dans ces carnets à un mode explicatif.

1 – Giorgio Manganelli, Pinocchio, un livre parallèle, Christian Bourgois, 1997
2 – Dominique Meens, Un glossaire d’oiseaux grecs, José Corti, 2013

fabrication de Geneviève et son Arlequin/Polichinelle _ 1

Pour le début de la fabrication de la scène originelle mallarméenne dans l’installation,
à l’échelle 1, nécessité d’en rappeler les principaux termes pour aider à cette réinterprétation.

Considérer cette scène comme origine est une donnée factuelle. C’est à partir de cette image que le projet Assez vivant s’est imaginé, puis déplié. Je l’ai trouvée, par hasard, en travaillant pour Magellan. Je n’avais pas cherché de documents sur Mallarmé et Geneviève enfant, ni sur les jouets d’Anatole et Geneviève pour le film Hospitalité, il m’a fallu un autre type de familiarité par tant et de tant de lectures et relectures des textes de Mallarmé et d’essais si nombreux. Pendant l’année et demie de tournages ponctuels pour saisir chaque saison à Vulaines, je n’ai touché qu’avec une certaine crainte les objets si soigneusement choisis, dans la pénombre de la maison. Mais ces journées à regarder la table des mardis, la pendule de Saxe, les bols décorés d’un coq, le lustre, le miroir de Venise, le châle du portrait de Nadar, le cabinet japonais, la bibliothèque etc… après les heures d’attente du point de jour sur la Seine ou l’instant où elle stagne comme un lac, les signes du printemps dans la désolation de l’hiver m’ont envahie plus que je ne l’avais pensé à ce moment. Le 15 octobre 2015, à Paris, Sotheby’s a mis en vente et dispersé la bibliothèque de Mallarmé léguée à Geneviève à sa mort en 1898 – livres, manuscrits, objets, lettres, croquis, notes, photographies à voir derrière des vitres, le temps prévu à cet effet. Je me suis surtout souvenu de ce que Jean-Pierre Richard nomme le tissu glacé de la vitre, qu’il commente en notes (1) à partir de ces extraits:  “La vitre, qui mettait, sur l’acquisition,
un froid …”, “Toute maîtrise jette le froid : ou la poudre fragile du coloris se défend par une vitre”, “Je ne participe pas au printemps, qui semble à des millions de lieues derrière mes carreaux.”
Par la distance qu’elle glisse entre lui et l’objet regardé, la vitre, pour Mallarmé, condense l’inaccessibilité, celle des “altitudes lucides”, du papier blanc à la dalle mortuaire.
En prenant cette image comme scène originelle, je cherche à glisser cette vitre sur la scène théâtrale. La scène de Geneviève entre un et deux ans, accoudée à l’austère chaise recouverte de cuir de type Henri II, à côté de son Polichinelle, faisant face au regard du photographe et au regard paternel est une immobilité sédimentée comme derrière une succession de vitres. Les éléments qui vont la reconstituer seront les seuls intouchés pendant l’activation. La scène retraduite est l’initiative dramaturgique de l’installation.

Geneviève est née le 19 novembre 1864.
En toute fin d’une lettre à Théodore Aubanel du 16 octobre 1865, Mallarmé parle de Geneviève:
” Geneviève est une vraie petite femme, et m’aime follement de pair avec un magnifique Polichinelle que je lui [ai] apporté. Elle parle indistinctement le Français et l’Allemand, marche avec un soutien, et bientôt se promènera seule.” Le verbe entre crochets correspond à ce que l’éditeur appelle texte reconstitué.
Or, Mallarmé fait mention d’un magnifique personnage destiné à Geneviève dans une lettre à sa femme du 23 décembre 1865:
Paris Samedi matinma bonne Marie,
Ma pauvre Marie, je ne pourrai pas te voir la Nuit de Noël. (…) J’ai acheté un a,b,c,d à Geneviève, mais il est si charmant que je le garde pour quand elle apprendra à lire, et que je vais aujourd’hui lui choisir tout simplement un petit recueil d’images sans lettres.
Je ne veux pas que Geneviève perde rien à mon retour retardé: si tu n’as pas reçu , dimanche, dans l’après-midi, une caisse, à jour, avec de la paille, va la réclamer à grande vitesse. Elle contient une boîte d’animaux en bois blanc, (il n’y a d’arches de Noé qu’avec des animaux peints, et j’ai couru tout Paris sans en trouver d’autres): tu mettras cette boîte sur ses petits souliers. Il y a encore un magnifique personnage: mais ce sera pour le jour de l’an quand elle viendra me réveiller. Cache-le bien, et ne le lui montre pas jusque là ! (…)

Ce magnifique personnage est-il ce Polichinelle ? Ce que contredit la lettre antérieure à Aubanel. Mais le verbe entre crochets est peut-être à remettre en doute. Il ne m’est pas du tout indifférent de situer le contexte de l’achat du pantin, dans l’acceptation d’excès biographique que j’avais mis à distance précédemment.

 pour fabrication Geneviève, 1866

Geneviève, 1866

Ce type de Polichinelle semble avoir été fort en vogue dans les boutiques de jouets à la fin du 19ème, début 20ème, sous la forme d’une poupée-pantin ou d’une marionnette. Les cartes postales de voeux de Noël ou jour de l’An en témoignent. Elles permettent d’en reprendre les traits et le costume au plus juste. Elles relativisent aussi l’étrangeté de la photographie de Geneviève. Le caractère inquiétant des jouets est une permanence dont les formes sont contextuelles.

pour fabrication polichinelle

Pour Geneviève, j’ai opté pour un mélange entre des traits assez génériques de la petite enfance avec ceux plus affirmés vers 5 ans.

pour fabrication Geneviève

Geneviève, 1869

Dans la correspondance, Mallarmé fait quelques allusions aux yeux bleus de la petite fille encore bébé:
« Elle est d’une force surprenante, belle enfant rose et blanche, avec de longs yeux bleus et de grands cheveux noirs », lettre à Mme Desmolins, 20 novembre 1864.
« Les yeux sont presque bleus encore, mais ils changeront, hélas ! »,  lettre à Henri Cazalis, 26 décembre 1864.
« Je n’ai pas fait de vers, tous ces temps-ci, mais j’ai eu une petite fille bien rythmée, dont les yeux ont un bleu que je ne saurais mettre à mes rimes », lettre à Joseph Roumanille, 30 décembre 1864.
Autres allusions au fait que ses cheveux sont noirs – alors que ceux de sa mère sont blonds.

  1. in L’univers imaginaire de Mallarmé, p. 75-77

micro-scènes _ 1

J’emploie le terme micro-scènes pour définir les espaces scéniques à échelle réduite qui sont un des formats utilisés pour Assez vivant. La question n’est pas la miniaturisation en tant que telle mais celle de la réduction d’échelle qui permet de réfléchir autrement la notion de scène.
De fait, je veux considérer ce qui est entendu par playset, qui associe une scénographie et des objets destinés à fonctionner avec celle-ci.
J’ai commencé à évoquer cette question avec l’idée de “tables sur tables”.

La forme “maison de poupée”
Les maisons de poupée sont apparues au XVIIème dans l’Europe du Nord, en Allemagne et aux Pays-Bas. Elles correspondent par le luxe des objets miniatures qui les remplissaient à cet “âge d’or ” des natures mortes de la peinture hollandaise, associées à la classe sociale et au statut de leurs propriétaires. Elles font partie de l’histoire visuelle, s’apparentant au cabinet de curiosités du collectionneur avant d’appartenir au monde des jouets.


Détail de la maison de poupée de Petronella Oortman

Ces maisons de poupée se présentent comme la réduction d’une maison dont une des faces a été retirée. La façade arrière est remplacée par des portes vitrées qui s’ouvrent pour exposer  des espaces intérieurs et constater l’opulence des détails des objets et du mobilier. L’ensemble de cette sorte de boîte repose sur des pieds et forme une vitrine.
Au 18ème siècle, en Angleterre, la tendance des maisons de poupée est de montrer la réplique exacte de la maison de la famille, enracinant l’éducation des jeunes filles dans le rôle de bonne maîtresse de maison à partir de cette modélisation.
Les mutations autour de la conception de l’enfance et la révolution industrielle ont conduit à la production de masse de jouets dont des maisons de poupée avec personnages et mobilier pour les accompagner.
Dans tous les cas, la maison de poupée est une représentation d’un monde en réduction qui donne le contrôle à celui qui en dispose – disponere, mettre en ordre, mettre en place, arranger, ordonner. Quand la maison de poupée est un jouet, elle ne propose pas une identification à un des personnages éventuels mais l’élaboration d’une mise en scène, une organisation à partir d’une structure statique en vue du déroulement d’actions et d’évènements.
Formellement, il y a deux types avec variations:  le modèle type vitrine ouvert à l’arrière et celui qui conserve une façade montée sur des gonds qui s’ouvre en deux pour accéder à l’intérieur. Ces deux genres présentent des différences supplémentaires selon la présence ou non d’un support fixe d’une hauteur variable.

Quelques notes à partir de l’évolution d’un des jouets-phares du fabricant de jouets américain Fisher-Price:
Quelles sont les conséquences des détails des objets qui composent ce play set ainsi que celles de leur évolution depuis la première version du jouet jusqu’à la fin des années 90 ? il va de soi que je pose cette question parce que c’est pendant cette période que sont apparus jeux video et jeux de vie artificielle qu’il faut examiner de près pour faire face à notre moment robotique actuel dans les rayons jouets (et au delà). Comment les uns et les autres se sont mutuellement influencés ? Un tel regard sur ce jouet a pour but de fournir des éléments pour comprendre comment cela se passe entre play set et screen play ?

La première ferme Fisher Price date de 1968. C’est une boîte qui s’ouvre en révélant un décor qui tapisse les parois intérieures.  Ce procédé rappelle celui des maisons de poupée qui n’appartenaient pas au registre du jouet. Celles-ci empilent et juxtaposent plusieurs boîtes aux décors différenciés.
1) Le rapport intérieur/extérieur des parois de la boîte-bâtiment de ferme:
Les parois sont opaques. Elles sont recouvertes d’images détaillées aux couleurs vives (lithographies adhésives résistantes à l’eau).
Le registre de représentation est au moins double. Les portes sont en bois clair, les murs sont en pierre. Par contre, un hibou est présent dans une ouverture à sa taille, niché sur le pignon à l’assemblage de planches et de poutres clairement dessinée. Un chat est sur le pas de la porte. Les deux animaux appartiennent au décor, autant que le balai, l’arrosoir et les fleurs, comme dans une illustration. Ils sont immuables, bien que par nature, seulement là, ainsi de temps en temps.
Il y a là quelque chose comme les enfants qui se donnent à eux-mêmes un spectacle de marionnettes. En quelque sorte, les animaux ne sont présents au jeu que s’ils sont convoqués.

Chaque côté de la mallette-ferme propose une atmosphère et contribue à la faculté de l’objet à reproduire à échelle réduite une “vraie ferme”. (1)
Une illustration n’est pas une nature-morte.
(…) Il s’agit de devenir humble pour les choses humbles, petit pour les petites choses, subtil pour les choses subtiles, de les accueillir toutes sans omission ni dédain, d’entrer familièrement dans leur intimité, affectueusement dans leur manière d’être: c’est affaire de sympathie, de curiosité attentive et de patience. Désormais le génie consistera à ne rien préjuger, à ne pas savoir ce qu’on sait, à se laisser surprendre par son modèle, à ne demander qu’à lui comment il veut qu’on le représente.” écrivait Fromentin à propos de la peinture hollandaise.

Une simultanéité est donnée par la correspondance recto-verso des images de chaque paroi.

C’est une situation qui est représentée. L’enfant et la vache regardent un extérieur. Ce qu’ils voient est inconnu côté intérieur de la boîte. Et vice versa, ce qui peut se dérouler devant les deux “spectateurs” aux fenêtres existe simultanément avec ce qui peut arriver à l’intérieur, invisible depuis cet extérieur.

Les détails des images incitent à un regard de près, donnant une échelle de vue à la micro-scène.

 

2) Le rapport au sol de la boîte-bâtiment de ferme

  

   

 

 

Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme (…). H.Michaux

1 –  L’objet de ces notes n’est pas de se pencher sur la traduction de l’idée de ferme dans le contexte de la production du jouet pour petits citadins.

Furby et pâte à modeler

Quelques usages de la pâte à modeler pour faire semblant d’appartenir à la catégorie Furby:
La pâte à modeler suivant les ingrédients qui la composent est plus ou moins malléable dans le temps. Elle perd son adhérence  aux objets et aux parois.


Furby dépecé et recomposé comme un Furby


Statuette de bois transformé en Furby,
Assez vivant, première restitution fin de résidence avec Marie de Quatrebarbes, La Pratique, Vatan

       
Wall Mount for vintage Furby collections (Mint condition) #1
Brad Troemel, une pièce de 2015 qui réunit prises pour mur d’escalade comme dans les aires de jeu et Furby provenant des éditions limitées de Mac Donald pour  les Happy Meals.
On pourrait imaginer l’ensemble en play doh se détachant progressivement du support.

 

réseau neuronal et pâte à modeler

Creatures est l’un des tout premiers jeux utilisant un réseau neuronal artificiel, ensemble d’algorithmes simulant une vie artificielle. Les réseaux de neurones exploitent des méthodes  de type probabiliste et statistique combinées à celles de l’intelligence artificielle pour traiter les données selon la logique formelle recherchée.

Les Norns se développent au hasard du jeu. En reproduisant certains Norns avec d’autres on transmet des traits et caractères à d’autres générations. Les Norns se comportent comme des organismes vivants et leur programmation s’est développée pour la compréhension de l’évolution de vrais organismes.
Au début du jeu, 6 oeufs, chacun pouvant donner naissance à un Norn. Chaque Norn est unique par son “code génétique virtuel”. Il a des caractéristiques physiques, un caractère et un mode de raisonnement différents de ses semblables.
Il s’agit d’apprendre à la petite créature à survivre, à communiquer, à manger ce qui lui convient. Les Norns, une fois grands adolescents, doivent penser à se reproduire.
Au fil des générations, s’organise un peuple de Norns, qui ont évolué tous différemment.
Le monde des Norns est rempli: des fruits, des légumes, des jouets, des insectes, des ascenseurs, des téléporteurs, un ordinateur et … une autre espèce les Grendels.
Les Norns ressemblent à des peluches aux grands yeux. Les Grendels sont nettement moins mignons, ils sont agressifs et porteurs de maladies. Il est toutefois possible de faire se croiser les 2 espèces ou même d’élever des Grendels à partir d’un oeuf de Grendel.

Créé dans le milieu des années 1990 par Steve Grand qui travaillait alors pour la firme de programmation de jeux vidéo Millennium Interactive, le logiciel a été considéré comme une percée importante dans la recherche sur la vie artificielle. Il a eu un gros succès et la communauté de joueurs a été l’une des plus importantes dès les débuts d’Internet.
Le jeu est aujourd’hui un abandonware, également accessible sans téléchargement.

Les difficultés rencontrées pour produire les modélisations 3D et les animations ont conduit à la construction de maquettes et personnages combinant de nombreux matériaux. L’ensemble est alors photographié selon les besoins.  Les photos sont recomposées puis numérisées pour servir de fond sur lequel évoluent les créatures. Cette façon de faire selon les techniques  de l’animation traditionnelle donne au jeu un style spécifique.

La combinaison de la programmation d’une vie artificielle à un mode de représentation issu de l’univers des jouets donne à ce jeu sa singularité, utile à décortiquer pour les choix  à faire dans la fabrication des micro-scènes.

Voir Notes de Steve Grant à propos du développement de Creatures.

retour sur la méthode _ 5 (notes de bas de page)

J’ai commencé ces carnets il y a deux ans. Le principal objectif était de rendre visible en ligne un carnet de recherche à partir de son commencement, menant conjointement expérimentations et écriture de notes pour la réalisation d’Assez vivant. La superposition avec Magellan optimentalement, oeuvre de longue haleine et avec des travaux d’une autre nature interrogeant l’art et l’anthropologie a rendu aléatoire le suivi de ces notes. Non pas que les autres recherches éloignent; au contraire, il est toujours troublant de voir comment se fait la circulation des pensées, des questions et des recherches quand on revient à l’objet initial, quand on s’éprouve même et différent.
Je crois que la régularité de ces lignes tient plus à la forme blog elle-même et à la diffusion en ligne. Mon investissement dans la présence en ligne en termes de visibilité personnelle est très relatif. Je suis plus intéressée par l’usage de différents carnets papier et leur relation aux outils numériques. Comment noter et annoter ? Certains savent mettre en place des rituels invariables. J’ai l’impression que je dois trouver la bonne forme pour chaque note, pour ensuite être à même d’en faire un montage on line et offline à la fois.
J’ai récemment relu la mezzanine (1) de Nicholson Baker. Il réussit extraordinairement ce que Philippe Lejeune (2) appelle l’esthétique de la durée ou l’art du délai à propos des solutions d’écriture de Michel Leiris.
Mais ce qui me ravit et m’intéresse le plus, c’est l’usage des notes de bas de page (3). Je suis retournée vers ce livre parce que je m’interrogeais sur la nature de tout texte produit en même temps que l’oeuvre (Assez vivant) ou à l’intérieur de l’oeuvre (Magellan optimentalement). Réfléchissant au terme de méta-discours proposé récemment par un visiteur à l’atelier, j’en suis venue à l’idée de notes de bas de page, à condition toutefois de les reconsidérer.
Anthony Grafton (4) a étudié la manière dont les membres d’une communauté intellectuelle lisent, notent et éditent. C’est dans cette optique qu’il compose une histoire de la note de bas de page. La note est ce qui prouve la véracité de ce qui est affirmé, renvoyant aux sources et aux raisonnements déjà existants. Les notes prolifèrent dans les travaux des historiens à partir du XVIIIème siècle, jusqu’à devenir objet de dérision par le ridicule de leur profusion. Malgré tout, Grafton regrette la mise en ordre actuelle de la note se pliant à des règles académiques. Roger Chartier (5) fait remarquer l’usage que fait Grafton de ses notes dans ce livre dont c’est le sujet même : “Ses propres notes, en fin de volume et non en bas de page, sont impeccables, impressionnantes d’érudition. (…) C’est dans le texte lui-même qu’il a placé commentaires ironiques et remarques provocantes. Comme s’il pensait que la majorité de ses lecteurs a perdu le goût des notes. ”
Supposons que la note de bas de page, qui est visible sur la même page que le texte principal, ne s’apparente pas seulement à la logique de la justification. Au lieu de considérer le renvoi aux sources ou à des commentaires détaillés comme un acte conclusif, imaginons la note dans le temps du délai, un délai sans lequel le texte principal n’existerait pas. L’un s’autoriserait de l’autre et vice versa.
La note de bas de page rejoindrait la tradition de la volvelle, ce disque de papier inséré dans le livre pour situer sa lecture. Elle peut aussi en être détachée et fournir toutes sortes de connaissances (carte du ciel, latitudes, marées, différents types de calculs …).

disque papier comme outil de lecture

disque de papier comme outil de calcul

disque de papier comme outil de navigation

1- Nicholson Baker, la mezzanine, traduit par Arlette Stroumza, pavillons poche, Robert Laffont, 2008
Arthur Saltzman, Understanding  Nicholson Baker, University of California Press, 1999
2 – Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. Points Essais, 1996
3 – Claire Fabre, La défamiliarisation du quotidien ou l’amplification de l’ordinaire dans The Mezzanine (1986) de Nicholson Baker, Polysèmes, 9, 2007
4 – Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page, traduit par Pierre-Antoine Fabre, Seuil, “La Librairie du XXème siècle”, 1998
5 – Roger Chartier, Le jeu de la règle: lectures, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Etudes culturelles, 2000 

Peste soit de l’horoscope _ 1

Peste soit de l’horoscope est un poème de 98 vers sur la vie de Descartes, à partir du récit écrit par Adrien Baillet en 1691. Samuel Beckett l’a écrit rapidement, le 15 juin 1930, date limite de dépôt d’un concours pour le meilleur poème de moins de 100 vers sur le temps. (1)
C’est très drôle. Les jeux de mots et d’énigmes créent un espace-temps pluridimensionnel à la géométrie de charivari. Peu importe, il me semble, face à cela, la place anecdotique qui a été quelquefois donnée à ce poème dans l’oeuvre de Beckett. La production de cette intempestivité en réponse à la thématique du temps est incroyable.
C’est en ayant ce texte en mémoire que j’ai utilisé l’image dérisoire de l’oeuf inversé pour évoquer l’expérience magellanesque dans l’hémisphère Sud – dont le terme Patagon est une des condensations.

métaphore-oeuf-poule-temps

J’avais commencé quelques lignes à partir des notes de Beckett qui suivent le poème pour la forme agenda de Magellan.
“René Descartes, Seigneur du Perron, aimait que son omelette fût faite avec des oeufs couvés durant huit à dix jours; un séjour plus bref ou plus long sous la poule, et le résultat, dit-il, est répugnant.
Il maintint le secret de sa date de naissance afin que nul astrologue ne puisse établir son thème astral.
La navette de l’incubation d’un oeuf tisse la trame de ses jours.”
Ce sont les incidences sur les formes calendaires et le comptage des jours que j’ai tentées de dégager à partir de ces notes. Il me restait à parvenir à expliciter ce qui m’intrigue tant dans le poème, son rythme échevelé qui nombre le temps. A cause de cette image récente,  je tente d’abord une circulation d’écriture qui ne s’assimile pas à une suite de liens hypertextes.
Oui, le poème de Beckett peut être analysé dans la logique des cinq types de relations transtextuelles comme énoncées par G. Genette. Et oui, les spécialistes de Beckett le situerait merveilleusement. Mais il me manque ce qui m’importe, le fonctionnement de là où ça a été dit. Les termes déplacent leur sens au fur et à mesure de leur emploi. La répétition du motif de la poule qui couve et de la qualité de l’oeuf donne le tempo des jours qui se suivent, renversant les données biographiques par ce point de vue subjectif du goût, tout en respectant la linéarité de faits historiques.
vers 67: Ne vais-je gober que des ombres projetées sur la paroi de la caverne ?
Comment le poème fait face à une réalité préalablement donnée, comment il engendre sa réalité propre, comment il fabrique une sorte d’humour objectif, comment il désigne des évidences momentanées ? (2)

brueghel-oeuf-temps

P. Brueghel, La danse de l’oeuf (1620)

C’est une étape assez cruciale pour le système de notes qui suivent leur propre rythme dans la forme agenda en rendant compte du processus global du projet.

1- voir la présentation et les notes de la traductrice, Edith Fournier, Les Editions de Minuit, 2012
2- H.Blumenberg, Le concept de réalité, Seuil, coll. traces écrites, 2012 (trad.fr.)

Pinocchio _ 1

Quel magnifique chapitre XXXII du Contre un Boileau de Philippe Beck pour en venir aux fonds de l’automate (je m’en voudrais de réduire ce livre ainsi) ! La plus-que-condensation qu’il pratique rend assez vain une tentative de résumé. Faudrait-il pour autant, se mettre à en déplier chaque mot, chaque groupe de mots, chaque forme grammaticale, chaque énoncé, chaque phrase (d’une certaine manière, je me retrouve là avec les interrogations précédentes sur la condensation de la table-cabinet) ? Evidemment, c’est bien cette densité de blocs juxtaposés qui oblige à suivre, balotté par une fulgurance impitoyable. Pas d’autre possibilité dans l’état de mes investigations ( c’est-à-dire sans assez d’expériences plastiques d’impressions 3D pour ajuster les réflexions ) que d’extraire quelques paragraphes de la page 395, avec l’idée d’y revenir d’un mot à l’autre – un lien vers une page de travail pour chaque terme rencontré au cours de ces impressions, une méthode qui mêle indifféremment matériaux de construction et matériaux théoriques.

“L’art poétique décrit la rue dans la pensée, la ranimation continuée du poème, marionnette alternant pause, inertie ou stase, et redépart, élan, rebond, geste mécanique-organique, et non pas la “machination de faiseurs”, le résultat de la machination, la “construction de langage”, marionnette immobile dans l’atelier-boutique du philistin artisan; rien ne sort de l’ergasterion d’un Gepetto soumis que ne déborde pas sa “création”. L’artiste, un faiseur, est un artisan marionnettiste, un menuisier extatique qui, en fabriquant, tire déjà les ficelles, poétise son art, enveloppe une formule dépendant de la chose “plus abstraite”, malgré la cohérence du “monde représentatif”, qui ne suffit pas. La danseuse florale mécanisée dont le poète élabore les gestes est un pantin jamais automate. Le ballet est aussi dehors, sans larme écrite. Un autre ballet le refait.
Le poème absolu, hiératique, automate, est un mythe. L’auto-programme endort l’idée. En fait, un homme tire les ficelles d’une “organisation mécanique”, et dépend à son tour de la “créature” maniée. (…) Les lecteurs imaginent la forme fermée, mais l’automate est une pauvreté, l’idée d’un être-à-la-mort où l’exposition vivante n’a pas lieu. L’art sans la poésie serait dépendant d’un être-à-la vie jamais offert aux possibilités vivantes de l’antirythme (de l’arrêt au milieu du flux représentant). Pinocchio (le poème) n’est jamais un automate (un robot seul); malgré l’ellipse de ses mouvements, il ne va pas tout seul.”

tables sur tables

Suite à la présentation de parler Furby au centre Dürrenmatt dans le cadre du projet Babel replay de ce que j’ai nommé pour l’occasion “théâtre mental”, la question des tables se précise. J’ai utilisé la table  à laquelle se succédaient les interventions comme espace de l’ergasterion, l’atelier-boutique de l’artisan grec, l’officina dove si svolge l’attività di un artigiano, le lieu de Gepetto, le menuisier-marionnettiste. La table, un tournevis pour fermer puis ouvrir le boîtier du Furby (le mettre en marche, l’arrêter) et le “travail” sur la créature parlante formait un espace singulier, coexistant avec l’espace numérique de la projection et l’espace du Furby dont la voix se diffusait dans la salle (via le micro des intervenants) – trois espaces contre l’unidimensionnalité induite par la forme conférence-commentaire de diapositives type powerpoint ( est-ce que l’espace de celui qui parle existe indépendamment de la projection derrière lui ? une dimension,une dimension et demie, deux dimensions ? ).

furby_1

Deux usages de table à poser sur le réseau des autres tables pour la scénographie d’assez vivant :

  • Une table-support devenant table-tableau – se différencie fortement de toute idée de socle, par la circulation des vides, inhérente à l’objet lui-même.
rocher table

Rocher aux cavernes grottes-ciels, dynastie Ming, RMN-Grand Palais

  • Une table d’activations: mécaniques manuelles visibles.
jeu bélier

Jouet articulé avec deux béliers affrontés, Velay, XIXème, Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay.

 

des tables ou non

J’aime les tables – ce n’est pas un argument pour décider de leur présence sur la scène d’assez vivant.
Je les différencie fortement, je les utilise fixes, mobiles et pliables. Les quatre côtés ou la circonférence permettent de situer corps, activité dans l’espace de travail. Ce que l’on perçoit de ce qui se trouve derrière, autour de soi accompagne les occupations menées sur la table, plus ou moins dans un insu. Qu’est-ce que le devant-soi induit par la table ?
Il est clair qu’à considérer les pratiques de personnes plus ou moins proches, ce devant-soi ne suppose pas le même type d’engagement. Comment, individuellement, est-ce lié à l’imaginaire ou au symbolique en relation ou non avec l’activité ?
Dans de nombreuses situations de résidence pour des projets in situ, Je me suis souvent retrouvée dans des conditions de travail sans table, pour des raisons très différentes.
Dans la pratique, cela se résout par un plan suffisamment solide et lisse, posé sur deux supports de même hauteur.
Doit-on pour autant en conclure que la table est une forme manifeste de tectonique, structure portante (dont le remplissage constituerait les parois d’un habitacle – les enfants le font-ils encore?) ou manière de porter un plafond comme une dalle flottante ?

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extrait notes Giotto

Je résume là, de manière lapidaire, les théories constructives de G.Semper et de K.Frampton sur lesquelles je reviens très souvent parce que tous deux ont déplacé, à leur manière et dans des contextes différents, la dualité structure/ornement en termes d’ontologie et de représentation. Frampton a adapté aux modernes l’idée d’une tectonique idéale, de la cabane de bois primitive du bon sauvage aux édifices de pierre dont les ornements s’organisent selon les ordres classiques. Quant à Semper, il a donné une place singulière à la tectonique pour penser l’architecture à partir d’éléments constitutifs s’enracinant dans le tissage – le noeud, le tressage et tout type de technique s’assimilant à celles du tisserand quelque soit le matériau. La tectonique a pour domaine le plafond, le revêtement manifeste la visibilité des surfaces porteuses. C’est la fameuse étude de la hutte caribéenne du chapitre 5 des quatre éléments d’architecture.

Caribbean Hut

La table-cabinet que fit Semper pour le prince Albert, après ses expériences décisives pendant l’exposition universelle du Crystal Palace (1851),  et qui se trouve aujourd’hui au V&A Museum se veut être un meuble synthèse. L’objet rassemble les quatre types de classifications que Semper imaginait pour un musée à venir à partir des conclusions qu’il avait tirées du Crystal Palace et du catalogue de l’ensemble des artefacts de la grande exposition qu’il avait produit. Le terme cabinet relie l’architecture de fer et de verre rassemblant les productions du monde entier, a giant magical glass cabinet, à cette pièce de mobilier opaque condensant à l’excès un patchwork de styles de toute époque et provenance. Juchée sur ses quatre pattes de lion empruntées à Pompéi, la table a l’allure d’un animal monstrueux dont chaque partie, chaque détail renferme, comme tapie et prête à se dérouler,  une histoire naturelle de l’ornement.

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J’ai toujours été très attristée par cet objet irregardable. Comment une personne qui a cherché, sans relâche, à penser l’architecture, la demeure, le foyer, en s’attachant à chaque détail de tout ce qui les orne, s’applique-t-elle à inverser son processus mental pour produire par une accumulation de fragments scrupuleusement choisis quelque chose qu’on ne saurait voir ?
Ironie d’un objet faisant semblant de satisfaire l’éclectisme de son temps en redoublant de savoir-faire par une science de l’art ? Obscénité de l’húbris du connaisseur ? Folie florentine par passion pour l’aventure inventive des humains ? Post-modernité engendrée à rebours par un homme qui a perçu, à la faveur de l’exposition universelle de 1851, les risques d’une modernité associée au consumérisme en marche ?
Quelque chose toutefois qui pourrait rejoindre le mode déceptif propre à la situation actuelle d’une certaine production allusive et auto-référentielle participant au champ de l’art contemporain, y compris dans son absorption de l’interdisciplinarité. La différence évidente entre l’agglutination de Semper et ce fabricationnisme tient au rétrécissement des sources utilisées, sans parler de leurs reprises sans surprise.
Un texte court de Graham Harman, The third Table, paru dans les 100 Notes de dOCUMENTA (13) permet de poursuivre dans cette voie. Le point de départ en est la parabole des deux tables d’Arthur Eddington, telle qu’il l’a proposée pour son introduction aux Gifford Lectures à Edimbourg en1927. La première table est celle de la vie quotidienne, que l’on voit, que l’on touche. La seconde table est celle de la physique moderne, faite de vide et de particules circulant à grande vitesse. G.Harman associe le principe de l’écart des deux tables d’Eddington à celui des deux cultures décrit par Charles Snow  en 1959. Le scientifique réduit la table à un flux de charges électriques invisibles à l’oeil nu. L’humaniste la ramène aux conséquences sur les individus et les objets.
Harman localise une troisième table (et c’est la seule table réelle, dit-il)  dans un espace entre les deux précédentes, une table qui ne peut être vérifiée ni par la science ni par des effets tangibles dans la sphère humaine. Cette troisième table nécessite une troisième culture, complètement nouvelle, qui serait “peut-être la culture des arts”. Effet de séduction garanti sur le public des conférences de dOCUMENTA (13). Miroitement de la suggestion. Position de formuler plus que position de penser.
L’écriture de cette trentaine de pages est de nature allusive –  ad ludere, jouer avec. Mais de quel jeu s’agit-il ?
En l’état, pas le jeu mallarméen, bien que les ingrédients semblent réunis.
Je me propose de revenir, au cours de ce mois, sur un certain nombre de ces termes qui m’importent, disséminés, comme si cela allait de soi, dans les quatre extraits suivants.
On y retrouve les problématiques de la table-cabinet de Semper mais aussi celles induites par la méthode de travail que j’ai engagée avec la dame de chez Wepler.

“The real is something that cannot be known, only loved. This does not mean that access to the table is impossible, only that is must be indirect (…)”

“The world is filled primarily not with electrons or human praxis, but with ghostly objects withdrawing from all human and inhuman access, accessible only by allusion and seducing us by means of allure.”

“Quite obviously, artists do not provide a theory of physical reality, and Eddington’s second table is the last thing they seek. But on the other hand they also do not seek the first table, as if the arts merely replicated the objects of everyday life or sought to create effects on us. Instead, there is the attempt to establish objects deeper than the features through which they are announced, or allude to objects that cannot be present.”

“For centuries, philosophy has aspired to the conditions of a rigorous science, allying itself at various times with mathematics or descriptive psychology. Yet what if the counter-project of the next four centuries were to turn philosophy into art ? We would have “Philosophy as Vigorous Art” rather than Husserl’s “Philosophy as Rigorous Science”. In being transformed from a science into an art, philosophy regains its original character of Eros. In some ways this erotic model is the basic aspiration of object-oriented philosophy: the only way, in the present philosophical climate, to do justice to the love of wisdom that makes no claim to be an actual wisdom.”

 

rendre une machine plus humaine en y peignant des fleurs

L’IA est de plus en plus d’actualité, si cette formule désigne le fait que les médias en parlent presque quotidiennement. Les matins de France Culture en font leur thème d’un jour, reprenant le slogan, diffusé ici ou là,  de “l’année 2016 comme année de l’Intelligence Artificielle”  sous la question “faut-il avoir peur de l’IA ?”  Les derniers Entretiens du Nouveau Monde Industriel présentaient l’avantage d’aborder la question directement là où il y a urgence, à savoir à propos de ce qu’est devenu le Web commun, en toute indifférence critique et politique hormis les voix de ceux qui apparaissent comme trop spécialisés.
Depuis que j’ai commencé ces carnets, je me sers d’un Scoop It pour accumuler articles et documents glanés en ligne non pas directement sur les enjeux de l’intelligence artificielle aujourd’hui mais sur leurs aspects subreptices logés dans les objets-robots de la vie quotidienne. Ce n’est qu’une manière de faire dans le tissage d’assez vivant.
Ce qui se constitue dans cet agrégat s’apparente à ce que Jack Burnham a nommé subsculpture, vaste corpus de représentations des humains et des animaux, au-delà du champ de la sculpture établi par l’histoire occidentale de l’art . Réclamant une autre histoire des images de l’humain qui serait encore à écrire,  Burnham (1) s’est attaché à étudier les automates, figures d’animaux ou d’hommes en mouvement et animés, qu’il relie au domaine des technologies. Il assimile l’histoire de la sculpture occidentale au désir de donner vie à des entités qui ont forme humaine. Ainsi la représentation mimétique (issue du mime) en serait une étape, posant le réalisme comme la possibilité du faire semblant. Les robots issus de la cybernétique de l’après-seconde guerre mondiale introduisent au développement des objets en systèmes (un système est composé de  parties interdépendantes et il manifeste des caractéristiques proches de celles qui sont attribuées au vivant)
Il est facile de contester le fil conducteur de Jack Burnham et de reléguer son livre parmi les ouvrages qui paraissent aujourd’hui très datés, marqués par leur croyance en un monde orienté-système à partir des principes de la cybernétique. Mais il semble difficile, dans le contexte actuel de la diffusion de ce que recouvre le terme d’Intelligence Artificielle, d’ignorer cet essai volumineux qui s’efforce de penser les formes de l’art au commencement des technologies de l’information – sans compter l’ensemble des travaux de Burnham jusqu’à sa propre critique finale de l’art conceptuel comme esthétique de la théorie des systèmes qu’il avait établie.
Il serait par exemple opportun de comparer les visions de Burnham et celles de Liam Gillick (2), lequel s’applique à tracer une généalogie de l’artiste depuis 1820 pour revisiter la notion même d’art contemporain.  Ou bien de se demander ce que montre vraiment l’exposition Electronic Superhighway (2016-1966), From Experiments in Art and Technology to Art After the Internet (3), revendiquant de présenter une centaine d’artistes et 50 ans d’art et technologie ?
Ce n’est pas le moment ni l’endroit pour amorcer ce travail mais ma crainte est de ne pas parvenir à manifester avec suffisamment d’évidence les positions critiques que je souhaite engager en réalisant assez vivant. Autrement dit, comment ces carnets permettent de les poser au mieux afin que cela prenne forme dans le réseau de détails de la pièce, tout en me donnant la possibilité de les développer dans les chroniques pour Poptronics ?
Est-ce que l’attention flottante n’est pas plus juste ? Est-ce que la liberté du gaspillage des sources n’est pas fondamentale dans l’activité artistique ? Pourquoi diable ne pas s’en tenir à la stricte condensation plastique pour dire ? Pourrait-il exister non pas un art mais aussi une science labyrinthique de cette condensation ?

Beyond Modern Sculpture, The Effects of science and Technology on the Sculpture of this Century, George Braziller, 1968
Industry and Intelligence, Contemporary Art since 1820, Columbia University Press, 2016
Electronic Superhighway, Whitechapel Gallery, Londres – du 29 janvier au 15 mai 2016 (pas de version numérique du catalogue).
pour mémoire: E.Shanken à propos de l’exposition Software de Burnham, resituée par rapport à E.A.T.

retour sur la méthode _ 4

Je n’ai pas eu le temps de travailler aux projets en cours depuis le début du mois de janvier, sauf à poursuivre pour Magellan avec obstination le mundus maintenu par ses quatre tortues, ensemble de type perséphone dont la taille et le nombre d’éléments dépassent tout ce que j’ai pu faire jusque-là. Je ne peux pas m’en tenir à considérer qu’il s’agit d’une simple question de contingences. Comment se tisse la pensée quand elle en rencontre d’autres qui la mettent en demeure d’elle-même ? Jusqu’où cheminer, y compris dans le risque assumé d’un non-retour vers cette zone où je jouais jusque-là dans l’insécurité très relative de ce qu’on nomme recherche ? Il y a deux aspects qui m’importent. L’élaboration d’un projet à plus ou moins long terme est mon mode de travail le plus constant. Cela implique d’accepter les circonstances. Il y a celles auxquelles on se soumet pour des raisons diverses et les autres. Je ne saurais dire ces autres que métaphoriquement: les dieux grecs apparaissaient inopinément n’importe où et se métamorphosaient fortuitement, quel accès humain à ces épiphanies ?
La seconde question est celle des entrelacements du sens. Comment se conjuguent ressemblances et dissemblances des interrogations, des intuitions, des concepts dans la singularité d’êtres travaillant ensemble ? Les idées ne me semblent prendre valeur qu’au prix de ces moments de fluctuations d’intensité propres à chacun.
Mais je dois faire retour là, dans cette dramaturgie d’assez vivant, à achever dans le même temps. Faire retour brutalement. Ne pas occulter ces autres cheminements et ne pas être tenté de créer quelques coïncidences même s’il y a des proximités évidentes. Un oubli actif.
Pourquoi n’ai-je pas encore dessiné le moindre plan de l’espace scénique que je conserve envisionné dans mon esprit ? Comme toujours pour vérifier par l’élaboration la fulgurance de la conception de l’ensemble. Nul doute que le morcellement du temps qui s’impose à présent, va m’amener à rire plus souvent de mes tergiversations.
Qu’est-ce à dire pour ces carnets ? Poursuivre ainsi mais mettre rapidement en ligne la page racine du site lui-même, permettant de préciser mieux cette question de la présence en ligne.

retour sur la méthode _ 3

Le fait de produire les notes de travail dans cette “extimité” (hors des carnets papier que je ne garde pas longtemps, hors des pages dans des dossiers stockés sur des disques externes et serveurs, dont je perds régulièrement la logique de classement) change la donne ou plutôt la modifie.
J’entends extimité au sens de Lacan, mise à l’épreuve dans la littérature.
La forme tient plus d’un crayonné que de toute autre chose. Esquisses, traits suggérés, parti-pris, désinvoltures méthodologiques, folies de la forme, différés et digressions s’empilent en recueil de constructions, substrat sans chaînes argumentatives.
Cela se peut parce qu’au fond , il est parfaitement clair que seuls l’instant et le geste, hors de tout ça, permettront d’atteindre la forme finale. Mais c’est mon imbroglio nécessaire.
Il y a aussi les échanges avec différents compagnons et compagnes de travail à partir de ces notes qui deviennent “utiles”.
Quelle modification ?
Le jeu se mène en autorisant son propre enregistrement en conscience.
Il y a toujours la possibilité que ces traces deviennent invisibles pour une lecture web. J’ai installé une extension de publication utilisée pour gérer de manière automatique, la date, l’heure et le jour de la mise en ligne. Je l’imagine comme donnant une durée de vie à un article ou une page. Les crayonnés s’organiseraient dans le théâtre qu’ils dessinent alors qu’ils sont crayonnés à ce théâtre-même.
De manière très basique, j’aime le fait d’user (de) la matérialité du web: traçabilités et enregistrements compilés via les technologies digitales produisent l’illusion d’un Total Recall éternel, alors que c’est déjà visiblement mensonger depuis le début d’Internet. Mais plus précisément, c’est une façon de mettre en scène cet apostrophein autour duquel j’ai beaucoup tourné pendant ces semaines. Le détournement du regard marque le désengagement d’un contexte pour interpeler au-delà de la scène figurée sur un objet que l’on tient ou qui passe de mains en mains (ça ne se passe justement pas comme ça à partir de l’histoire de la peinture). Pour revenir à la méthode, je vais expérimenter cette temporalité calendaire et cinématographique sur une petite partie de Magellan.
Autre chose:  vanité du système de mots-clés de l’outil numérique à l’échelle d’un individu. On peut croire que c’est bien plus simple mais c’est de singularité qu’il s’agit et non de quantification.
Je viens de commencer un carnet papier qui est une sorte d’intendance des productions, pour une forme ebook postérieure.

gorgoneion et envisionnement

Le corpus des arts figuratifs grecs à partir de la formation du gorgoneion rend possible un changement radical:  revisiter point de vue et perspective par l’envisionnement.
[Pas de hasard – V.Hugo en créant 
Gilliatt (Les Travailleurs de la mer)  lui donne pour logis une maison “visionnée”. ” A maison visionnée habitant visionnaire”, Gilliatt était l’homme du songe + la scène du retournement de la jeune fille qui trace nom de Gilliatt dans la neige (à développer)]

Comment aujourd’hui penser les images en ne prenant pas l’intermédiaire des outils optiques comme “naturel”, en réfléchissant à celles qui sont, par là, définitivement accolées à ce que nous ne voyons pas ?  C’est-à-dire comment tenir absolument compte des dispositifs de prise de vue à l’oeuvre dans la constitution même de ce qui est représenté ?
J.L.Godard avec Adieu au langage ouvre une piste  de cet ordre en investiguant radicalement le 3D stéréoscopique. Se souvenir de Jonathan Crary qui fait remarquer que de tous les dispositifs de captation/restitution d’images, le stéréoscope est le seul à véritablement proposer une image “virtuelle”. La relation 2D/3D (hors réalité augmentée) est très balbutiante au niveau de ce qu’elle transforme – le simple fait qu’un fichier s’imprime en trois dimensions et comment on pourrait aller vers d’autres pistes que les usages même les plus évolués en ingénierie, à savoir ce que ça change optimentalement. 
La Lytro, par exemple, est un appareil-logiciel qui saisit en la traitant non plus l’image réelle formée dans un plan où elle est principalement nette, mais une globalité lumineuse chargée d’informations aptes à restituer l’image volumique sans rapport avec celle de l’optique classique. Par ailleurs, qu’est-ce que va faire le deep learning aux prises de vue et à la conception des images ?

L’image montée en épingle est détestable. L’image pour l’image est détestable. L’image de parti-pris est détestable. (P.Reverdy in Le gant de crin).

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F.Ferdinand Runge,The formative tendency of substances illustrated by autonomously developed images,1846

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Chris Burden, Medusa’s head (1990), agglomérat de contre-plaqué, béton, pierres, modèles réduits de chemin de fer et trains électriques (2,80m environ)

L’espèce de globe informe suspendu au plafond par une chaîne apparaît comme le résidu fossile d’un choc d’une énorme météorite avec la Terre à l’époque industrielle. De près, le bloc pétrifié confirme la suggestion de son titre (sub-gerere: ce qui est mis en dessous miroite encore à la surface). Des rails de modèles réduits de toutes sortes trains circulent à la surface et à l’intérieur du magma, simulant à la fois une histoire narrative d’une ingénierie civile des trains, des ponts et des tunnels et les activités de transports de marchandises.

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En forme de récit rapide, que devient la tête de Gorgo ?
Après la décapitation, Persée s’enfuit avec son trophée. Dans son périple, ici et là, il se sert de la tête pour pétrifier ses adversaires selon les trois modes évoqués précédemment.
Il l’aurait ensuite offerte à Athéna, à l’origine de ce qu’est Gorgo et de l’aide apportée à Persée. La déesse la fixe sur son bouclier avec l’aide d’Héphaistos .
Perséphone en aurait aussi disposé pour protéger l’entrée des Enfers de l’intrusion des vivants (Ulysse évoque sa crainte de la rencontrer quand il brave l’interdit pour questionner Tiresias, celui qui par sa double métamorphose, “connaît la vérité sur le sexe” ).
Ce sont deux versions différentes, sans relation explicite.

Le gorgoneion est l’image du visage circulaire de Gorgo, analogue à son reflet. En plus des boucliers des héros et des guerriers, il se déploie partout, sur tous les types d’objets et éléments d’architecture.  Le motif disséminé permet une familiarité avec la mort qui ne peut se regarder en face.
Il est aussi rapporté que Persée, participant au lancer de disque pendant des jeux funèbres, tue involontairement Acrisios, son grand-père maternel, réalisant la prédiction de l’oracle.
Le disque, diskos, n’est pas seulement l’objet du discobole. Il ressemble à la pierre avec laquelle on écrase les grains – l’Odyssée parle de la farine “assassinée” par la meule.
“C’est un objet inquiétant, puisqu’ il arrive parfois que des individus se trouvent sur son trajet et se fassent tuer.”  Le disque possède la mobilité des premiers xoana, contrôlable et indocile.
“A l’égal de créer: la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut.” Mallarmé in La Musique et les Lettres, t.2, p.68
Les textes utilisent l’aoriste, l’indéfini quand il s’agit de métamorphoses.
“L’aoriste constate un fait dont la durée n’a pas d’intérêt aux yeux du sujet parlant” J.Humbert
Pas de durée, le temps d’un clin d’oeil, non-visible aux yeux humains, insaisissable.
Ces images ne sont pas nécessairement la représentation de la narration.  La circulation entre elles, les objets peints et les sculptures forme cette constellation du ciel métaphorique mallarméen.
J’imagine à partir de la Dame de chez Wepler une sorte de dramaturgie du miroitement entre le regard et la vision, concret et abstrait.

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Les coupes et vases de la céramique grecque sont le lieu d’échanges et de trajectoires de regards – leurs croisements, tensions, rencontres, détours et évitements. Les scènes, dans le mouvement et l’intensité des actions rappelées, conjuguent l’instant et le simultané des faits du récit mythique.
Entre le milieu du VIIIème et la fin du Vème siècle, le dessin s’est différencié – taille, forme et détail de l’oeil, orientation des regards, vues de 3/4 ou de profil.
Pendant cette même longue période, la statuaire s’est transformée.
Les sculptures de Dédale qui figurent les dieux sont des xoana de bois. Avant lui, les statues n’avaient pas de regard, leurs bras et leurs jambes étaient collés à leur corps – un simple billot sans yeux sans mains, sans pieds. Néanmoins, la tradition, et Platon, font état de la force vitale qui se dégage des xoana de Dédale, qui les fait regarder et marcher (il fallait les lier pour les empêcher de partir).
“Les statues de Dédale ont bien des raisons de s’enfuir. Mobiles, elles le sont en tant que signe de la présence insaisissable d’un dieu, en tant qu’objet et instrument de rites qui miment l’action divine dans ses diverses manifestations, en tant que marque d’un pouvoir politique qui se réclame d’une investiture divine mais qui peut, en même temps que le talisman, échapper à son détenteur, en tant qu’objet précieux enfin, qui, à côté de ses valeurs religieuses et politiques, est aussi un symbole de richesse et de puissance économique, une valeur circulante, une monnaie d’échange, un bien mobilier.” F.Frontisi-Ducroux in Dédale, p.106

“Dédale est considéré tantôt comme l’inventeur de la statuaire, tantôt comme l’auteur de progrès décisifs pour cet art. Et entre ces deux aspects on perçoit d’abord comme une antinomie: l’inventeur fabrique des statues “primitives”; les progrès sont l’oeuvre de ses successeurs. Or à Dédale on attribue ici une Aphrodite sans pieds, raide, dressée sur une base carrée, et là un Héraclès ressemblant si bien si bien à son modèle que celui-ci s’y laisse prendre et attaque cette effigie menaçante, qui brandit sa massue (…) Si on juxtapose ces différentes oeuvres, au lieu de les considérer comme des alternatives s’excluant mutuellement, on est conduit à penser que, prises ensemble, elles suggèrent une mise en mouvement accompagnant la mise en forme du matériau brut. (…) Pour concevoir une évolution, pour dire d’un seul tenant à la fois la naissance de l’image et les progrès de la sculpture, les Grecs ont recours à une vision cinétique.” F.Frontisi-Ducroux in L’art, effacement et surgissement des figures, p. 26

Avant de poursuivre sur cette vision cinétique, il est nécessaire de réintégrer Gorgo, la figure de la pétrification, de la mort pétrifiante qui soustrait les vivants à notre visibilité. Quand les hommes rencontrent le regard de Gorgo, ils peuvent prendre trois formes: celle de la statue qui conserve l’intégralité de la forme humaine, celle d’un rocher sans forme, celle d’un bloc très schématiquement taillé. Mais dans les récits, chacun de ces modes de pétrification possède de possibles passages contraires.
Parallèlement, on peut voir de manière indirecte le visage de Gorgo décapitée se reflétant à la surface de l’eau ou du bouclier poli ( tel le bouclier d’Hadès qui a permis à Persée d’accomplir son acte).

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Ou bien Persée, retournant le haut de son corps tout en continuant sa course, plonge son regard vers le corps sans tête de Gorgo.

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Les choses et les êtres se renversent et, alors, voir a lieu.
On retrouve le geste du buveur, qui, faisant face aux autres convives, leur présente son visage métamorphosé par les yeux dilatés de la coupe dans laquelle il s’immerge – manière aussi d’associer vue extérieure et vision intérieure de l’enivrement.
Les Grecs (jusqu’à la période attique) nous signifieraient que ces renversements sont rhuthmos, manière particulière de fluer”. Se souvenir du texte de Benveniste, qui, après avoir écarté le sens général du “rythme comme la mer” a étudié l’étymologie du terme avant la formalisation en tempo opérée par Platon.
« La formation en –thmos mérite attention pour le sens spécial qu’elle confère aux mots “abstraits”. Elle indique, non l’accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux.»  Problèmes de linguistique générale, p. 332.
Rhuthmos correspondrait à  “la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas de consistance organique : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur. (p. 333)
Le rhuthmos permet d’investiguer cette notion de vision cinétique. Il est non seulement le déploiement spécifique qu’il engage, mais aussi le pacte singulier de ce qui se meut.

Dans cette tentative pour cerner par bribes successives ce que je cherche à faire à partir du texte de Levinas (pris comme base d’entrelacement de motifs), juxtaposition du portrait de Dante par Luca Signorelli à Orvietto.

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Signorelli  utilise le regard renversé de Dante pour signifier l’action défigurante de la traduction – transport éminemment corporel des textes et “des blancs divisant le texte”.
« Et que chacun sache que nulle chose harmonisée par lien musaïque ne se peut transmuer de son idiome en un autre, sans rompre toute sa douceur et toute son harmonie.» (Convivio, I, VII, 14)